Cadres : Lost in translation
publié le 14/01/2016 à 14H29
par
Marie-Nadine Eltchaninoff
Entre le modèle industriel du xxe
siècle et la révolution numérique en cours, les cadres traversent
une crise d’identité et sont à la recherche de nouveaux repères.
Enquête.
Le blues des cols blancs
Un
statut dévalorisé, des marges de manœuvre réduites : les cadres ne sont
plus les grands privilégiés de l’entreprise. Sans compter un manque de
perspectives et des conditions de management de plus en plus tendues.
Le malaise des cadres, version XXIe siècle.
Les
cadres ne sont plus les enfants gâtés du monde du travail. Et certains
fuient même l’entreprise formatée. Diplômé de Centrale en 2010, Grégoire
a intégré sans difficulté un poste à responsabilités dans un grand
groupe français du BTP, avant de jeter l’éponge deux ans plus tard :
trop de procédures désincarnées, de pression et de stress. Il s’est
associé avec un ami et a monté une start-up de design industriel. Ce
jeune ingénieur a trouvé sa voie en dehors des chemins balisés des
carrières de cadre. Son cas n’est pas isolé. Quelque 14 % des jeunes
diplômés de niveau bac + 5 changent d’orientation dans les deux ans
suivant l’obtention de leur diplôme, selon une étude de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres). « Ces
jeunes sont à la recherche d’un métier qui corresponde à leurs valeurs
et à leur personnalité, plutôt que de stabilité financière et de statut
social », souligne l’Apec.
Équilibres de vie fragilisés
Qu’est-ce qu’être cadre ? |
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À
première vue, ce statut est pourtant enviable. Mieux payés que les
autres salariés, relativement épargnés par un chômage à 4,5 %, les
cadres exercent des responsabilités et bénéficient d’une certaine
autonomie dans leur travail. Un tableau qui demande à être nuancé.
Certes, la rémunération des cadres est plus élevée que la moyenne, car
elle tient compte du niveau d’études et d’expertise, mais depuis la
crise, les salaires stagnent et les bonus fondent. Par ailleurs, le
salaire mensuel de 26 % d’entre eux n’atteint pas le plafond de la
Sécurité sociale, soit 3 170 euros brut en 2015. Côté temps de travail,
les cadres continuent à apprécier la liberté donnée par le forfait-jours
(lire l’encadré ) et les RTT supplémentaires, mais au prix
d’horaires élastiques et d’équilibres de vie souvent compromis. Rester
compétitifs, atteindre des objectifs toujours plus ambitieux, faire
appliquer des décisions auxquelles ils ne croient pas… : les cadres ont
toutes les raisons de craquer. Ils sont parmi les premières victimes de
burn-out et de dépression. Signe des temps, les arrêts de travail des
cadres ont progressé de 11 % entre 2010 et 2012.
Depuis
longtemps mis en évidence par les sociologues du travail, le malaise
des cadres s’est accentué ces dernières années. L’enquête TNS Sofres
réalisée en 2014 à la demande de la CFDT ne dit pas autre chose. La
balance entre l’investissement en temps et en compétences et ce que les
cadres reçoivent de l’entreprise en retour (rémunération, évolution de
carrière) est négative pour 46 % des personnes interrogées. « Les cadres ne s’estiment plus gagnants dans leur deal avec l’entreprise », résume Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT-Cadres.
Le statut social des cadres a perdu de son aura. « Nous sommes désormais noyés dans la masse des exécutants », regrette Maryse, cadre de santé au CHU de Toulouse. La frontière entre cadres et non-cadres est devenue poreuse. « Le
fossé se creuse désormais entre les cadres et les cadres supérieurs,
qui décident de la stratégie, pratiquent la cooptation et occupent les
postes de direction, auxquels la plupart des cadres n’ont plus accès », analyse Jean-Marie Bergère, membre du conseil scientifique de l’Observatoire des cadres, créé par la CFDT-Cadres. Les perspectives d’évolution sont réduites, y compris dans les grands groupes. « J’y ai cru au début. Un groupe, c’est rassurant, on pense que la mobilité interne est facile, se
souvient Étienne, passé par des multinationales telles que Yahoo!,
L’Oréal et HP, avant de s’orienter vers une agence de communication
digitale. En réalité, c’est très politique. Il faut connaître les
bonnes personnes. Un de mes anciens collègues a dû passer douze
entretiens avant d’obtenir le poste qu’il souhaitait. »
Isolés
de la direction, les cadres n’ont plus le sentiment d’être associés aux
décisions, y compris à l’échelon de leur département ou de leur
service, pour 40 % d’entre eux, selon l’enquête TNS Sofres. « On
nous consulte mais, finalement, les projets sont déjà ficelés, on ne
tient pas compte de notre avis, de notre expertise, et c’est dommage »
souligne Maryse. Il revient pourtant aux managers de mettre en œuvre
les choix opérés par les dirigeants en confiant des objectifs à leurs
équipes.
Le manager est seul face à son équipe
Un
cadre sur trois dit éprouver des difficultés à motiver ses
collaborateurs et à s’assurer d’un niveau de stress acceptable par son
équipe. « L’exercice de l’autorité a été profondément modifié dans l’entreprise, explique Jean-Marie Bergère. Les
cadres ne dirigent plus par délégation du haut vers le bas, ils doivent
expliquer la stratégie, lui donner du sens, apporter du soutien aux
salariés. De plus en plus de cadres se détournent du management, ils
disent préférer les problèmes techniques aux problèmes humains et se
réfugient dans l’expertise, sans être réellement satisfaits de cette
solution de repli. » Seul face à son équipe, le manager ne reçoit guère de soutien dans l’entreprise. « Je n’étais pas formée au management et j’ai dû me débrouiller toute seule, relate Margaux, cadre dans une société de gestion de patrimoine. Nous sommes une petite structure où les cadres sont en totale autonomie. »
Le
malaise des cadres n’a rien d’un spleen existentiel. Il vient de la
difficulté à faire correctement son travail, faute de temps, de moyens
et d’appuis. Les attentes des cadres sont fortes : meilleure
reconnaissance, possibilité de développer ses compétences et son
expertise, obtention du soutien de sa hiérarchie. Un véritable défi pour
le syndicalisme.
©Fuse/Thinkstock - Albane Noor/Réa
[ITW] ”Les cadres ont perdu de leur autonomie” Pascal Ughetto - Sociologue, professeur à l’université Paris-Est Marne-La-Vallée
L’autonomie est l’une des composantes de l’identité des cadres, en quoi consiste-t-elle ?Les
cadres sont censés savoir par eux-mêmes ce qu’ils ont à faire, et
décider du rythme de l’accomplissement de leurs tâches. À la différence
des ouvriers assignés à un poste dans une chaîne de production ou des
caissières de supermarché tributaires du flux des clients, le cadre
n’est pas soumis à la discipline imposée au corps et aux gestes. Il n’a
pas à demander l’autorisation de faire une pause, ce qui est d’une
importance symbolique. Le cadre peut engager des actions sans avoir à se
placer sous la dépendance d’autrui. C’est une condition privilégiée et
enviée.
Pourtant, l’autonomie n’est plus l’apanage des seuls cadres…Ces
trente dernières années, les exécutants ont beaucoup gagné en
autonomie. Les ouvriers ont vu leur périmètre d’intervention s’élargir
avec la suppression d’une ligne hiérarchique. En cas d’incident dans une
usine, seul le chef d’atelier était autrefois à même de prendre une
décision. Aujourd’hui, l’ouvrier appelle lui-même la maintenance ou
procède aux premiers niveaux de dépannage des machines. Les cadres, à
l’inverse, ont vu leur autonomie se réduire.
À quoi est-ce dû ?Le
champ d’action des cadres est envahi par les normes et les standards.
Dans un contexte très concurrentiel, les certifications qualité, les
procédures d’achat sont centralisées et s’imposent à toutes les entités
d’un groupe. Par exemple, si une démarche de lean [méthode qui
vise à optimiser la production en réduisant les coûts au minimum] est
décidée au niveau central, elle doit être déployée dans toutes les
usines du groupe. Un directeur d’usine ne peut plus tenter une
expérimentation sur son site pour améliorer la production.
Ce que vous décrivez de l’industrie se vérifie-t-il dans d’autres univers de travail ?Bien
sûr. Les cadres sont empêchés d’agir par une série de décisions prises
sans eux. Prenons le cas d’un organisme gestionnaire de HLM. Un gardien
d’immeuble résidant en zone urbaine classée sensible remarque un carreau
cassé, le signale au responsable d’agence, et rien ne se passe. Il va
le voir car si le carreau n’est pas réparé, d’autres dégradations
apparaissent et la situation peut vite devenir ingérable. Le responsable
d’agence n’a pas d’autres pouvoirs que d’entrer la demande dans son
logiciel et de vérifier que celle-ci suit son cours. Dans une logique de
rationalisation, l’achat de vitres est confié à un seul prestataire
pour toutes les résidences du secteur, sélectionné pour ses tarifs
compétitifs. Manque de chance, son planning est plein sur deux mois. À
un problème aussi simple, les locataires ne comprennent pas qu’une
solution immédiate ne soit pas trouvée. Le responsable perd de sa
crédibilité aussi bien auprès des usagers que de son équipe. Les cadres
pensent être autonomes ; en réalité, ils sont cadenassés.
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© Photo Anact |
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