À l’occasion de la sortie du livre d'entretiens Réinventer le progrès (Editions Les Petits Matins) avec Pascal Canfin, ex-ministre et aujourd'hui directeur général du WWF France, Laurent Berger revient sur les enjeux de la transition écologique en cours et rappelle qu'il n'y a pas de transition juste et réussie sans réflexion sur le travail et sur l’emploi.
Tu sors un livre d’entretiens avec le directeur général du WWF France, Pascal Canfin, portant sur la transition écologique. Penses-tu, comme le dit le titre de l’ouvrage, qu’il faille Réinventer le progrès ? Que le progrès est toujours possible ?
On parle trop peu de progrès dans la période actuelle. Il y a même un doute réel dans l’opinion sur le fait que le progrès soit encore possible. L’une des raisons vient du fait qu’on entend plus les déclinistes de tout poil que des analystes porteurs de solutions. Dans un tel contexte, il nous a semblé que face aux transitions écologique, numérique, voire démographique, en cours il fallait faire entendre les voix de ceux qui, dans la société civile, ne les voient pas uniquement comme une menace. Même si ces transitions ont de quoi nourrir certaines angoisses, elles sont aussi une réelle chance pour construire un projet de société attractif.
Cela fait longtemps que je mets le progrès au cœur de mes interventions. Et lorsqu’une maison d’édition m’a proposé un dialogue avec Pascal Canfin autour de la transition écologique, je me suis tout de suite dit qu’il s’agissait d’un bon moyen de montrer que les évolutions à venir sont avant tout une opportunité de vivre mieux et de travailler mieux. L’idée-force du livre est de montrer que l’on peut, heureusement, encore aller vers le progrès mais qu’il faudra se battre pour y arriver.
JE NE VEUX PAS RENDRE L’AVENIR “ACCEPTABLE”, JE VEUX UN AVENIR POSITIF, FAIT DE PROGRÈS POUR LES TRAVAILLEURS, LES CITOYENS, LA SOCIÉTÉ DANS SON ENSEMBLE.
Faut-il en déduire que la CFDT et WWF France portent la même vision du progrès ?
Ce « dialogue » met en lumière le fait que nos deux organisations, si elles n’ont pas toujours les mêmes opinions ni les mêmes responsabilités, partagent une vision des enjeux pour la France et l’Europe de demain.
Nous avons un débat sur le fait de savoir s’il faut rendre la transition écologique « acceptable ». Je le dis tout net : je ne veux pas rendre l’avenir acceptable, je veux un avenir positif, fait de progrès pour les travailleurs, les citoyens, la société dans son ensemble. D’où le titre du livre Réinventer le progrès, qui renvoie à celui d’un ouvrage de la CFDT qui a marqué les années 70 Les Dégâts du progrès dans lequel les auteurs démontraient les impacts négatifs du productivisme à tout crin sur la santé et la qualité de vie des travailleurs.
Quel rôle doit jouer la société civile dans ce progrès à réinventer ?
La balle est largement dans le camp de la société civile en ce qui concerne la transition écologique. Nous devons montrer que nous avons des propositions et que ça bouge dans les territoires. Dans le même temps il est impératif que l’on nous laisse des marges de manœuvre.
Réussir la transition écologique nécessite d’interroger notre fonctionnement démocratique. Les citoyens et la société civile organisée doivent être davantage associés aux décisions publiques. Et il faut laisser des espaces d’initiative aux acteurs sur le terrain, afin qu’ils puissent trouver les solutions les mieux adaptées à leur situation.
Ensuite, il ne peut pas y avoir de transition écologique juste s’il n’y a pas de réflexion sur le travail et sur l’emploi. Les travailleurs ne peuvent pas être des variables d’ajustement ! Avec la transition, certaines activités vont disparaître, c’est vrai. Mais d’autres verront leur contenu transformé et surtout de nouveaux emplois seront créés. Il faut absolument sécuriser les transitions professionnelles et donner à chaque travailleur les moyens de se reconvertir, d’évoluer, bref d’être acteur de son parcours. Cela implique, plus encore que la « conservation » du modèle social, sa nécessaire refondation afin qu’il offre les bonnes protections face à ces nouvelles réalités. C’est un des messages de ce livre : on ne peut pas être progressiste en matière environnementale d’une part et conservateur sur le plan social d’autre part ! Les transitions écologique et climatique nous interdisent, sous peine d’échouer, d’envisager le statu quo.
À l’approche de l’élection présidentielle il est important d’essayer de porter la vision de la société civile sur ce sujet dans les débats. On peut espérer que ce livre y contribue.
Concrètement comment fait-on pour que ces transitions soient porteuses de progrès pour les travailleurs et la société ?
La première chose c’est de « parler vrai » : il faut expliquer que le risque climatique n’est pas une vue de l’esprit, que le réchauffement climatique est déjà en marche.
Ensuite il est impératif de faire des transitions, notamment écologique, un chantier démocratique pour que les grands choix de société soient pris collectivement. Il faut donc poser sur la table les enjeux, les options, et donner à chacun les moyens de s’en saisir.
Si on ne le fait pas et que des mesures sont imposées sans concertation, le risque est très élevé de parvenir à une transition efficace sur le plan environnemental mais parfaitement injuste sur le plan social. Personne ne doit payer les conséquences du changement plus que d’autres de façon arbitraire. La CFDT ne veut pas de cette solution ! Nous revendiquons au contraire que des objectifs soient fixés démocratiquement en consultant toute la société, dans le cadre du dialogue social notamment, et qu’ensuite des décisions soient prises avec un réel souci de justice sociale et de réduction des inégalités. C’est une méthode loin d’être abstraite : c’est ce que la CFDT défend dans les entreprises quand l’activité doit évoluer pour des raisons environnementales. Il faut anticiper, discuter avec les représentants du personnel et prendre les salariés en considération.
Tout cela pour dire qu’il faut que la transition écologique, encore trop souvent perçue comme un concept lointain par les citoyens, soit regardée à hauteur d’homme. Je prends un exemple : selon que l’on vit plus ou moins loin des centres urbains, l’impact ne sera pas le même en termes de déplacements. Si on ne prend pas en compte ces disparités, on risque de créer des zones de confort pour certains, tout en renforçant des inégalités déjà existantes. Il ne peut donc pas y avoir de transition écologique juste sans justice sociale.
Ce qui est défendable dans notre système peut-il s’appliquer aux pays en voie de développement ?
On ne peut évidemment pas faire comme si nous étions seuls sur cette planète. Il est de notre devoir de concilier transition écologique et développement dans les pays du Sud. La CFDT est fortement investie dans la coopération syndicale. Avec l’Institut Belleville nous créons des partenariats avec les acteurs syndicaux des pays en voie de développement et émergents. Nous sommes également très investis dans les Cop, aux côtés de la Confédération syndicale internationale et de la Confédération européenne des syndicats, pour promouvoir le concept de transition juste. C’est aussi ce qui guide notre action en faveur de la prise en compte de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises dans les accords transnationaux et mondiaux ou encore notre partenariat et notre soutien au collectif Éthique sur l’étiquette.
LA CFDT A TRÈS TÔT EU CONSCIENCE QUE L’ÉCOLOGIE EST AUSSI UNE QUESTION DE JUSTICE SOCIALE
Les syndicats sont plus catalogués comme productivistes au nom de la défense de l’emploi que défenseurs de l’environnement…
C’est une image d’Épinal, voire une caricature, de penser que le mouvement ouvrier serait productiviste par nature, parce que ce serait la seule façon de faire vivre le compromis fordiste qui permet de se répartir les fruits de la croissance. La CFDT n’a jamais adhéré à ce positionnement idéologique et a très tôt eu conscience que l’écologie est aussi une question de justice sociale : Albert Détraz a notamment montré dès les années 60 que les ouvriers étaient plus exposés aux risques environnementaux, dans leur travail mais également en dehors, du fait de leur environnement urbain, que les classes les plus aisées. Dans les années 70, Edmond Maire portait un discours très critique sur la croissance et la société de consommation, un discours impressionnant de modernité quand on l’écoute aujourd’hui. Ce livre est une façon de saluer l’héritage écologique de la CFDT et de ses militants impliqués de longue date.
De plus la CFDT a toujours été en pointe sur la réflexion et les travaux autour du développement durable. J’ose même dire que c’est l’un de nos fils rouges depuis des années : c’est pour cela que l’on s’interroge sur notre modèle actuel de développement qui repose de plus en plus sur une logique low-cost, et qu’on s’engage en faveur d’un « modèle de développement de qualité », comme nous l’avons fait au Congrès de Marseille. Plutôt que de se résigner à une sorte de fuite en avant, la CFDT préfère regarder en face les défis qui sont les nôtres et travailler avec les autres, notamment des ONG comme France Nature Environnement ou nos autres partenaires des Places de la République.
Au cœur de toutes ces transitions, il y a la question du travail. Quand on sort d’une vision de la performance économique uniquement fondée sur la baisse des coûts et l’épuisement des ressources naturelles, c’est le capital humain qui est revalorisé comme véritable facteur de richesse. Avec les mutations numérique et écologique, le travail se transforme et c’est l’occasion de le remettre au cœur des débats politiques, et des stratégies économiques.
Dans l’action syndicale au jour le jour comment cela se traduit-il ?
De nombreuses équipes syndicales ne nous ont pas attendus pour se saisir de ces questions. C’est le cas par exemple des énergies marines renouvelables, sujet sur lequel les militants CFDT sont à la pointe. Néanmoins il manque une stratégie industrielle, un pilotage de l’État : alors que l’on dispose d’atouts géographiques certains, d’une recherche de pointe et d’outils de production de qualité, on risque, par manque de concertation et d’anticipation, de se retrouver à importer ce que l’on aurait pu fabriquer avec nos ressources, ou de voir des sites de production issus de technologies françaises se développer hors de nos territoires… Face à cette absurdité nous devons jouer à fond notre rôle en interpellant les employeurs et les pouvoirs publics afin de leur démontrer que d’autres choix sont possibles.
Plus généralement, dans ces périodes de profondes mutations, notre rôle est d’accompagner les salariés ; c’est tout le sens de la sécurisation des parcours professionnels que promeut la CFDT. Quand on fait en sorte que les travailleurs soient accompagnés tout au long de leur carrière avec des droits attachés à la personne et non au statut professionnel, c’est bien pour leur permettre de faire face aux mutations, quelles qu’elles soient. Il ne faut pas perdre de vue que nous ne sommes qu’à l’aube des conséquences du changement climatique sur le travail et sur son organisation (évolution des horaires, prise en compte de la pénibilité due aux températures, délocalisation de sites…). Il faut anticiper les mutations de certaines productions. Dans un tel contexte nous devons continuer à protéger les salariés, c’est là tout l’enjeu du compte personnel d’activité.
Enfin, il y a toutes les micro-initiatives à l’échelle des territoires dans lesquelles les militants CFDT sont souvent investis, comme la mise en place et valorisation de circuits courts par exemple, qui, même si elles ne font pas encore complètement système, contribuent à dessiner un nouveau modèle.