Le cycle électoral s’étant achevé, le principe de réalité reprend ses droits. Il y aura en particulier le bilan établi par la Cour des comptes; celui-ci permettra au gouvernement de mettre en avant la situation calamiteuse dont il a hérité pour justifier, lors du sommet social prévu en juillet, les efforts que, sans aucun doute, il demandera à ses interlocuteurs. Dans nombre d’entreprises, la question se pose de la façon suivante: comment limiter la casse et réduire le risque d’une baisse d’activité qui aurait des conséquences dramatiques sur l’emploi? Il ne suffira pas d’augmenter la productivité, et ceci d’autant plus que, bien souvent, l’on est déjà plus ou moins à la limite de ce qui peut être fait avec les moyens disponibles. Il faudra donc en venir à demander aux salariés, dans le but de réduire les coûts par rapport à la concurrence des pays low cost, de travailler plus et/ou de gagner moins.
Vaut-il mieux conserver un emploi moins bien payé et travailler dans des conditions plus exigeantes plutôt que de prendre le risque de n’avoir pas d’emploi du tout? Confrontés à ce choix, les salariés réagissent de façon très variable.
"Travailler plus et gagner moins"
Les industries manufacturières françaises, face à la concurrence mondiale et notamment celle des pays low cost, se trouvent dans une situation difficile, et parfois, sans que ceci soit officiellement proclamé, désespérée. Tous les moyens possibles en vue d’accroître la productivité ont déjà été mis en œuvre – à moins qu’ils ne se heurtent à de la résistance au changement. Dans certains cas, elles se confrontent à des entreprises d’une technologie comparable, mais qui profitent de salaires moins élevés. Dans d’autres cas, l’entreprise doit faire le choix entre implanter ses nouvelles productions en France ou le faire dans des pays où les conditions d’emploi (salaire, charges sociales et temps de travail) leur sont plus favorables. L’industrie automobile offre un bon exemple d’une telle situation.
Pour faire face, les entreprises doivent donc songer à réduire leurs coûts, et notamment leurs coûts salariaux. On commence alors par la chasse aux emplois inutiles, ou dont tout au moins on peut se passer, au moins pour un certain temps. Là où on était trois, on sera désormais deux pour faire les mêmes tâches. Mais, quand il n’est plus possible d’aller plus loin dans le sens de l’intensification du travail, vient le moment où la direction doit songer à réduire son coût et à remettre en cause les avantages concédés en une période où les conditions économiques avaient permis leur attribution. Il s’agira donc de modifier les horaires, voire de réduire certains avantages salariaux. Et c’est alors que le problème se pose: entre le risque de perdre leur emploi et la perte de certains avantages, comment réagiront les salariés?
Entre un emploi moins bien payé et pas d’emploi du tout, il pourrait sembler que le choix soit simple. En fait, il ne l’est pas et les enquêtes de climat social laissent apparaître, selon les cas et selon les individus, une grande variété d’attitudes:
Il y a d’abord ceux qui ne croient pas à la gravité de la situation: "Depuis vingt ans, on dit que l’usine va fermer; or, elle est toujours là"; "on a la compétence et on a toujours su s’adapter"; "compte tenu de l’importance de notre entreprise dans la région, les pouvoirs publics ne laisseront pas faire"; "tout ça, c’est un prétexte de la direction pour nous reprendre certains avantages". Pour tous ceux qui tiennent un tel discours, il est donc hors de question de renoncer à quoi que ce soit. Ce sont eux qui feront grève pour le maintien de la prime de panier alors même qu’il est question de fermer leur usine.
De même de ceux qui sont parfaitement conscients de la gravité de la situation, mais qui estiment que ce n’est pas à eux de contribuer à la recherche de solutions. À eux de faire le travail pour lequel ils sont payés, au patron de le leur procurer. Ou encore, se trouvant à quelques années de l’âge de la retraite, ils ne se sentent pas concernés par ce qui se produira dans cinq ans, voire dans deux ans: "Ça tiendra bien jusque là". Il s’agit donc d’exploiter la rente de situation dont ils bénéficient sans s’inquiéter de l’avenir. Quelques-uns même ont fait leur calcul: s’ils sont mis au chômage, ils bénéficieront de toute façon d’une indemnisation copieuse et d’un revenu de substitution avantageux. Certains même prévoient d’ores et déjà de se lancer dans une nouvelle activité. Il en est même qui attendent leur mise en pré-retraite ou leur licenciement avec impatience. Dans le même esprit, les périodes de chômage partiel, résultant de la chute des commandes, sont vivement appréciées: quelle chance de pouvoir rester chez soi sans perte de revenu!
Certains salariés, enfin, se montrent très conscients de la nécessité de trouver des solutions permettant de préserver l’emploi. Ils savent très bien que la situation dans laquelle ils se trouvent est périlleuse et sont donc très inquiets pour leur avenir professionnel. Néanmoins, dès qu’il est question d’une remise en cause d’avantages "hors norme", ils calent devant l’obstacle. Des efforts, oui, mais à condition que ce soit les autres qui en subissent le poids. Ils feront preuve alors de beaucoup d’imagination afin de prouver que la justice plaide en leur faveur. Une telle attitude se rencontre souvent parmi les salarié de "secteurs protégés" qui ne pouvaient imaginer qu’il puisse, dans l’avenir, en aller autrement.
Déterminants
Plusieurs variables contribuent à expliquer de tels comportements:
L’absence de culture économique: nombre de salariés se fondent sur une culture technique qui leur donne le sentiment trompeur d’être préservés de tout risque concernant leur emploi: "Nous fabriquons un produit de qualité, il n’y a donc pas de raisons pour qu’on disparaisse"; selon un tel raisonnement, il n’y a pas de place pour les comparaisons de prix de revient avec la concurrence; cette disposition d’esprit se trouve renforcée par l’opacité des comptes de certaines entreprises et par le manque de crédibilité du discours tenu par la direction.
L’absence d’expérience de ce que pourrait être une crise majeure: "C’est une entreprise puissante, elle pourra donc faire face aux difficultés auxquelles elle se heurte actuellement"; à aucun moment, on ne pourrait imaginer qu’elle s’effondre ou que la direction en vienne à lâcher tel ou tel de ses établissements devenu trop peu rentable ou trop coûteux.
Le sentiment, pour l’intéressé, de n’avoir rien à perdre personnellement, compte tenu des indemnités dont il peut espérer bénéficier en cas de naufrage: à quoi bon accepter alors de revoir à la baisse les avantages dont on bénéficie aujourd’hui dans le cadre de son contrat de travail si, au pire, l’on est assuré de les conserver sous forme d’indemnités.
Ici, on notera des différences de comportement considérables selon les générations:
Les anciens, souvent, n’ont pas l’expérience des difficultés à s’employer et de l’angoisse du lendemain; ils sont, en revanche, souvent très attachés à la pérennité de leur entreprise;
Les jeunes ont souvent l’expérience de la précarité et savent ne pouvoir compter que sur eux-mêmes; en revanche, ils ne sont pas nécessairement attachés à l’entreprise qui les emploie et au travail qui les occupe.
Accepter ou non le dumping social
Pour les syndicats, le progrès social, depuis une cinquantaine d’années, s’était peu à peu identifié à une hausse régulière du pouvoir d’achat, à l’amélioration permanente des conditions d’emploi et à la baisse de la durée du travail. Dans ces conditions, tout retour en arrière par rapport à ces priorités de l’action revendicative apparaît comme un non sens. Il s’en faut toutefois que tous les syndicalistes soient aveugles devant les changements en cours au point d’ignorer la nécessité, au moins dans certains cas, d’échanger le maintien des emplois contre une renonciation à certains avantages. Ainsi leur attitude s’échelonne-t-elle entre deux extrêmes:
La première consiste à s’opposer, par principe, à toute remise en cause des avantages acquis, une telle remise en cause étant perçue et présentée comme un marché de dupes et comme le risque d’entrer dans un engrenage conduisant à un "dumping des salaires" sur le plan international. Cette posture s’accompagne bien entendu de justifications théoriques largement empruntées au marxisme: "Ce n’est pas aux salariés de supporter les conséquences de la crise du système capitaliste", "il faut d’abord s’en prendre aux profits"; ces arguments se fondent souvent sur une sous-évaluation de la portée des changements en cours; il suffirait de "tenir bon" et d'une action volontariste des pouvoirs publics en vue de la mise en œuvre d’une "véritable politique industrielle" pour que les choses s’arrangent avec le temps.
La deuxième attitude consiste tout au contraire à prendre acte de la situation et à négocier au mieux des intérêts des salariés; or, leur intérêt étant d’abord de conserver leur emploi, il en résulte la nécessité d’accepter, en contrepartie, la remise en cause de certaines dispositions qui risquent de faire obstacle à cet objectif prioritaire. C’est là faire preuve de réalisme, et c’est bien un tel réalisme qu’espèrent les employeurs, venant de leurs interlocuteurs. Le problème, c’est qu’il est souvent difficile à soutenir auprès des salariés, surtout quand le syndicat d’en face proclame que ce serait une trahison au regard des intérêts de la classe ouvrière. Au-delà du point de vue propre aux syndicalistes de différentes tendances, la question renvoie donc à l’attitude de leurs mandants: sont-ils prêts ou non à des sacrifices personnels pour conserver leur emploi? Et l’on a vu plus haut la diversité de leurs réponses, ou de leur absence de réponse, à cette question.
Expliquer et encore expliquer
Il s’en faut toutefois que celles-ci s’imposent à l’organisation syndicale. Celle-ci ne se contente pas, dans sa politique, de reproduire "ce que veulent les travailleurs"; elle exerce en effet ou devrait exercer auprès d’eux un rôle pédagogique: analyser en leur nom les données de la situation afin de préciser ce qui est souhaitable ou non, possible ou non, et le leur proposer. Une telle argumentation, toutefois, s’adresse à une population qui est plus ou moins préparée à l’entendre – et c’est là que peut s’exercer l’influence de la direction de l’entreprise. Selon qu’elle inspire confiance ou non, selon que la défense de l’emploi est reconnue ou non comme faisant partie de ses objectifs et qu’elle en a, par le passé, administré la preuve, selon la qualité de l’information économique qu’elle diffuse auprès des salariés, selon enfin l’importance qu’elle accorde au dialogue social, elle sera elle-même plus ou moins entendue; et selon qu’elle sera plus ou moins entendue, elle facilitera ou compliquera la tâche de ceux des syndicalistes qui seraient prêts à entrer dans le jeu d’une co-construction de l’avenir, dans un esprit "gagnant-gagnant".
Il n’y a pas à s’étonner que la résistance au changement soit plus forte en France qu’en Allemagne, par exemple, et que les compromis en vue de préserver l’emploi soient souvent moins faciles dès lors qu’ils bousculent les acquis que l’on tenait pour définitifs. Ce qui est en cause, c’est la mauvaise qualité des relations sociales, la faiblesse des syndicats et le risque de surenchère auquel conduit la concurrence intersyndicale. Que peut faire la direction de l’entreprise, quand il en va de son propre avenir? On a donné la réponse un peu plus haut: expliquer et encore expliquer les données de la situation, tant aux représentants du personnel qu’aux salariés eux-mêmes, faire preuve de transparence quant aux objectifs qui l’animent, associer les salariés autour d’un projet commun de sauvetage à la conduite duquel ils soient associés. Sachant une chose: une telle pédagogie est nécessairement longue, lente et n’est jamais assurée d’aboutir – or, la plus souvent, le temps presse.