Chaque époque a son « crime de référence », une infraction particulière qui l’obsède et, ce faisant, renseigne sur ses aspirations et ses peurs. Ainsi au xixe siècle, l’incendiaire et le vagabond marquaient une France rurale qui avait acquis la propriété immobilière par le Code civil et qui cherchait à fixer sa classe ouvrière. L’importance accordée aux crimes sexuels ces dernières années montre les difficultés d’une société qui peine à trouver ses frontières morales1, où l’ordre des générations n’est plus immuable. Le fantasme d’un pouvoir criminel hante une France qui voit le rôle et donc aussi le prestige de l’État diminuer. Ainsi en va-t-il de la corruption aujourd’hui pour notre monde.
Un simple problème de gouvernance ?
La lutte contre la corruption se pose en effet, depuis la chute du Mur, comme un défi fédérateur entre les États, quel que soit leur régime ; on en parle autant à Pékin qu’au Department of Justice américain, quoiqu’en des termes différents. Cette omniprésence contraste avec la relative indifférence qui l’a précédée, tout au moins dans la communauté internationale. Tout se passe comme si la corruption était le nouveau péril contre lequel la vie internationale devait orienter ses canons, le discours de la lutte contre la corruption prenant le relais du combat pour l’émancipation des peuples. Elle a ainsi suscité un grand nombre de textes internationaux2 aux effets souvent extraterritoriaux. Dans le même temps, on a vu naître nombre de commissions nationales de lutte contre la corruption, d’observatoires en tous genres et d’organisations non gouvernementales spécialisées dans la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent, à l’image de Transparency International, Anticor ou Global Witness. On ne compte plus le nombre de publications universitaires, de blogs spécialisés3 débattant de la corruption et des solutions à lui opposer. La généralisation du débat sur la corruption a en outre donné lieu à la production quasi frénétique d’indicateurs et de classements, comme l’indice de perception de la corruption de Transparency International4, les Worldwide governance indicators5, l’indice Mo Ibrahim6, les rapports Global Integrity7, les rapports Freedom in the World de Freedom House8, le Rule of Law Index du World Justice Project9. La lutte contre la corruption est désormais prise en compte par les grandes entreprises qui ont créé des départements « conformité » – compliance en anglais – qui font fonction de gendarmes internes ; elle est devenue un véritable secteur économique faisant vivre une multitude de certificateurs et de conseillers en stratégie spécialisés pour évaluer les « risques-corruption », ainsi que de nombreux cabinets d’avocats d’affaires qui ont ouvert des départements ad hoc.
Tous ces nouveaux acteurs mondialisés – grandes institutions internationales qui ont la main sur les dispositifs de prévention et de répression (principalement la Banque mondiale et l’Ocde), administration américaine (Department of Justice notamment), Ong, cabinets d’avocats et entreprises – partagent une même vision de la corruption. Une vision très économique en ce qu’elle n’en considère que la dimension « business » mais aussi parce qu’elle s’adresse à l’homo œconomicus, c’est-à-dire à des acteurs rationnels susceptibles de bien calculer leurs intérêts. Il faut rejeter la corruption non parce qu’elle est intrinsèquement mauvaise mais parce qu’elle est inefficiente économiquement et dangereuse pour les affaires. Les politiques préconisées misent sur des dispositifs d’alerte (whistleblowing), des classements, des menaces sur la réputation, des procédures de contrôle et des sanctions automatiques. One size fits all : ces mécanismes sont censés produire des effets bénéfiques sous toutes les latitudes à condition de respecter les procédures et d’oublier la politique et la culture, auxquelles on impute implicitement l’origine de la corruption. Tous ces dispositifs de lutte contre la corruption participent d’une même vision du monde mécaniciste, formaliste, néolibérale (en ce qu’elle combine procédures et marché) et, dans le fond, antipolitique.
Une question politique
En abordant la corruption comme une simple question de gouvernance, cette approche, aujourd’hui hégémonique, refoule en effet sa dimension politique et se condamne ainsi à une certaine impuissance. Car la corruption est un mal originaire10, consubstantiel au pouvoir qui affecte toutes les formes de gouvernement et qui, à ce titre, n’a cessé d’être au cœur de la pensée politique, de Platon à Judith Shklar11 en passant par Machiavel et Montesquieu. La corruption ne pourra être maîtrisée par des lois et par des incitations économiques car son emprise se situe en amont, dans un registre plus profond qui concerne le respect que l’on porte aux lois. Avant d’être un concept, la corruption est une réalité brute qui échappe aux formalisations classiques du droit et aux radars de la statistique. Elle signale la persistance de la domination derrière les législations de façade, d’un rapport de force prépolitique qui a l’intelligence de maquiller sa brutalité sous les apparences du droit.
L’idée de corruption naît en Grèce, où elle se réfère à « la nature des choses, en tant qu’altération progressive et inéluctable des êtres naturels (phtora12) ». À la force de vie – genesis – correspond son pendant – la phtora –, c’est-à-dire la décomposition. Cette première signification en a suggéré une seconde, qui la rapproche de la morale en l’apparentant au registre du pur et de l’impur. Le terme de « corruption » a gagné au fil du temps un sens quasi exclusivement moral qui refoule sa dimension physique originelle. Ainsi pour Montesquieu, ces deux dimensions de la corruption se confondent pour désigner l’altération que l’érosion des mœurs provoque sur la nature de chaque régime politique.
La corruption renvoie donc à deux dimensions fort différentes, voire opposées, ce qui fait à la fois sa difficulté et sa richesse. Elle concerne autant les objets que les sujets ; elle désigne aussi bien un état objectif (une matière en voie de décomposition) qu’une action subjective (le détournement d’un fonctionnaire de son devoir sous la séduction de l’argent). Elle emprunte à une double symbolique naturaliste et humaniste pour désigner une affection du corps politique ou qualifier un acte individuel. Elle renvoie aussi bien à un processus qu’à un résultat, autant à un individu amoral (l’homme corrompu) qu’à l’aboutissement du mal (le monde déchu), sans que celui-ci soit nécessairement l’effet de celui-là. Par corruption, on peut aussi bien entendre la finitude de la matière comme des cités, la perversion des cœurs et des institutions, une menace sur la politique comme sur les âmes.
Cette double dimension naturaliste et morale doit être tenue, sans jamais abandonner une dimension au profit de l’autre, contrairement à la tendance actuelle qui réduit la corruption à la débilité morale d’un individu ou d’un peuple. La corruption invite à saisir la politique non comme un mécanisme mais comme un organisme13 vivant soumis à une tension entre un principe vital – sa genesis – et une force mortifère – la phtora. Les solutions ne peuvent donc être imaginées comme de simples ajustements mécaniques mais doivent être cherchées dans une politique dynamique de régénération s’appuyant sur les éléments sains, sur le potentiel de virtù encore mobilisable dans une cité.
La notion de corruption a évolué vers une acception exclusivement économique. Si cette dimension a toujours été présente (comme en témoignent les plaidoiries de Cicéron), elle n’était pas déterminante dans des cités combattantes où la guerre demeurait le principal lieu d’application de la vertu et de son contraire, la corruption. L’insistance sur la dimension économique a crû en même temps que la propriété privée et l’échange marchand prenaient de l’importance. Aujourd’hui, le commerce n’est plus annexe comme dans les cités grecques, ni métaphorique comme pour la pensée libérale ; il est devenu la matière et le théâtre des rapports de force – voire de la guerre – dans la mondialisation.
En refusant de réduire la corruption à une simple question de gouvernance, il faut y voir au contraire un symptôme permettant de comprendre les angoisses de notre monde ; de les comprendre à partir du négatif et non en vantant l’idéal, galvaudé et un peu niais, de la rule of law, qui renvoie à des significations tellement diverses qu’elles en deviennent contradictoires (alors que certains l’assimilent à l’État de droit, d’autres y voient un droit autonome aussi séparé que possible de l’influence politique14).
Les indicateurs tendent à faire de la corruption un délit comme un autre, un problème à résoudre. Effectivement, si elle n’était le fait que de quelques fonctionnaires véreux, elle ne mériterait pas tant d’attention. Ce type de corruption existe partout et peut être vite traité en se débarrassant des brebis galeuses, mais s’arrêter là cache le cœur du phénomène qui lui vient de son caractère organisé (d’où peut-être son assimilation, abusive aux yeux de certains, au crime organisé). Pour en prendre la pleine mesure, il faut donc ouvrir, et souvent forcer, la barrière du politique15.
L’envahissement contemporain du thème de la corruption doit d’abord être analysé en lien avec la généralisation de l’horizon démocratique, c’est-à-dire d’une forme de gouvernement fondée sur la loi et sur une certaine indétermination. La corruption révèle la fragilité – pire encore : la falsifiabilité – de la loi. La place grandissante de la corruption doit ensuite être comprise par rapport au contexte nouveau de la mondialisation.
Un crime contre la loi
Tous les délits relatifs à la corruption16 ont pour objectif de définir les incompatibilités entre diverses fonctions, de garder la frontière entre le privé et le public et de préserver la séparation entre les différents pouvoirs. Toutes ces infractions protègent l’équidistance vis-à-vis du tiers qui assure l’égalité de tous les citoyens. De la même manière que les règles de la concurrence (punissant les ententes frauduleuses ou le délit d’initié) assurent de l’effet bénéfique d’un marché non faussé, la répression de la corruption défend l’intégrité de l’espace public. Elle repose sur une morale procédurale, par opposition à la morale naturelle – celle du Décalogue – qui protège les relations entre les hommes de tout empiétement illégitime. Ces constructions réclament une protection d’autant plus grande qu’elles sont artificielles.
À bien y regarder, le plus inquiétant dans la corruption n’est pas tant la confusion entre le privé et le public que le fait que la règle est transgressée par celui-là même qui doit la faire respecter. C’est donc moins la collusion des intérêts privés et publics qui est visée que la confusion entre le délinquant et le gardien de la règle, car elle efface le tiers public entendu comme élément central de tout système institutionnel. La corruption, c’est un crime du deuxième degré : non pas un crime contre les personnes ou les biens, mais un crime contre le droit ; et s’il fait des victimes, ce sont des victimes indirectes qui sont beaucoup plus nombreuses que n’en fait n’importe quel autre crime, car il s’agit de la collectivité politique tout entière.
La corruption se nourrit de sa propre invisibilité ; elle s’accomplit en donnant le faux spectacle du respect de la règle. Non seulement le crime n’est pas visible, mais il entretient l’illusion du jeu normal des institutions. Un meurtre ne peut donner le spectacle de la vie, la corruption si. Tout criminel cherche à effacer les traces de son crime pour ne pas être pris, mais il ne va pas jusqu’à maquiller son crime en affirmation de la légalité. La corruption dilue l’illégalité dans la légalité : la ley se acata pero no se cumple, disent les Colombiens, « La lettre de la loi est respectée mais elle n’est pas appliquée ».
Une telle invisibilité et la paralysie de toutes les instances de publication de l’injustice exercent une violence très particulière sur les victimes. La corruption sécrète en effet une oppression sans blessure, une violence par la dissimulation. C’est un genre de violence politique spécifique qui condamne au silence (on pourrait faire le lien avec le préjudice tout à fait particulier qu’engendre la disparition ; il est difficile de se battre, de se révolter, ou même de tourner la page car le crime étant lui-même incertain, il est permanent). C’est une violence sans corps du délit, sans cadavre. La violence faite à la loi transforme tous les citoyens en victimes, inconscientes et passives. Pire : en victimes consentantes, car elles n’ont d’autre choix que de recourir elles-mêmes à la corruption. C’est le stade ultime de la domination. Plus aucune révolte n’est possible.
On mesure toute la différence entre fausser une règle et la transgresser. Certes, dans les deux cas, la règle n’est pas respectée, mais alors que la transgression est une attestation/contestation de la règle, la falsification est une neutralisation/dénaturation du droit. Transgresser une règle est une manière de la contester et de la reconnaître alors que la fausser revient à la disqualifier. Si la subversion procède d’une extériorité radicale qui n’intervient dans le jeu institutionnel que pour le faire exploser (comme la posture révolutionnaire), la perversion est tout autre : elle opère une dégradation lente et silencieuse mais implacable de la croyance dans les institutions et génère une méfiance à l’égard de ceux qui sont chargés d’en assurer l’intégrité (qui poussera dans certains cas à rechercher d’autres liens pour obtenir de réels services).
La corruption recèle non pas une protestation contre la loi mais une négation sourde et invisible de la règle ; une négation qui ne s’assume pas en continuant d’entretenir l’apparence d’une distinction qui n’a plus qu’une valeur instrumentale, celle de cacher la collusion de fait. Elle aboutit à aspirer l’universel des institutions publiques dans le particulier de l’intérêt.
Une disqualification des fictions démocratiques
Puisqu’elle est nécessairement organisée, la corruption doit être comprise comme une force qui aspire à se développer et à gagner sans cesse du terrain. La dynamique mortifère de la corruption enserre, étouffe, enferme tout le monde dans ses rets de manière à ce que personne ne puisse plus en contester la nécessité. La corruption est donc une maladie à évolution lente, dont les symptômes se font peu sentir, du moins dans un premier temps. Elle efface progressivement toutes les distinctions qui structurent notre monde social et politique.
La corruption ne se contente pas en effet de corrompre des décideurs. Elle peut circonvenir également ceux qui ont en charge d’entendre les plaintes et de les réprimer, c’est-à-dire les policiers et les juges. En neutralisant tout recours, la corruption fait un saut qualitatif dans la réalisation de son programme tout en conservant aux institutions leur discours vertueux. Ce ne sont pas uniquement les institutions qui sont affectées par la corruption mais, plus profondément encore, les catégories sur lesquelles elles s’appuient, et notamment le langage. La réalité scandaleuse de la corruption devient non seulement incritiquable mais plus encore innommable. La corruption distille un mensonge qui se glisse aisément dans le discours politique qui se meut entre l’idéalité et la réalité17. À la différence du mensonge totalitaire qui travestissait les institutions (songeons aux procès politiques) au nom de l’idéalité, la corruption n’a de cesse de rendre hommage aux institutions de l’État de droit mais en les vidant de toute réalité. Elle efface la substance de l’idéalité du politique et ne laisse subsister que les apparences, mais en supprimant l’autonomie du politique et l’espace entre les hommes, cet inter esse, aurait dit Hannah Arendt.
En privant les institutions de toute réalité, la corruption vide progressivement les mots de leur sens. C’est la parenté qu’elle entretient avec la tyrannie :
Le Gorgias ne dit pas autre chose ; on peut même dire que la philosophie socratique et platonicienne est née en partie d’une réflexion sur le « tyran », c’est-à-dire sur le pouvoir sans loi et sans consentement de la part des sujets. Comment le tyran – inverse du philosophe – est-il possible ? Cette question touche au vif de la philosophie, parce que la tyrannie n’est pas possible sans une falsification de la parole, c’est-à-dire de ce pouvoir humain par excellence, de dire les choses et de communiquer entre les hommes. Toute l’argumentation de Platon dans le Gorgias repose sur cette conjonction entre la perversion de la philosophie que représente la sophistique et la perversion de la politique que représente la tyrannie. Tyrannie et sophistique forment un couple monstrueux. Et ainsi Platon découvre un aspect du mal politique différent de la puissance, mais étroitement lié à elle, la « flatterie », c’est-à-dire l’art d’extorquer la persuasion par d’autres moyens que la vérité ; il fait ainsi paraître la liaison entre politique et non-vérité. Cela va très loin, s’il est vrai que la parole est le milieu, l’élément de l’humanité, le logos qui rend l’homme semblable à l’homme et fonde la communication ; le mensonge, la flatterie, la non-vérité – maux politiques par excellence – ruinent ainsi l’homme à son origine qui est parole, discours, raison18.
La corruption a partie liée au caractère nécessairement artificiel des institutions politiques. Derrière la corruption se joue toujours un combat entre les fictions politiques ou juridiques de la démocratie et la réalité qui leur résiste, obstinément. La corruption devient un problème politique majeur lorsqu’un peuple perd le souci de donner un minimum de réalité à ses fictions fondatrices.
L’État, comme de toute institution, doit s’appuyer sur des catégories stables, reconnues et sanctionnées. Or c’est ce niveau extrêmement profond, cet archè, qui est affecté par la corruption : dans ce sens-là, elle n’est pas anarchie mais catarchie. Le suffixe cata en grec signifie « en dessous, au fond, en arrière19 » ; c’est le mouvement qui descend, creuse et retourne. Dans le registre moral, c’est l’attitude qui ravale, abaisse, qui retourne les règles contre leurs finalités non pas en les affrontant ou en les transgressant mais plutôt en les vidant de leur substance et en les retournant. Les lois anticorruption ne servent pas à se débarrasser des politiciens véreux mais des opposants politiques qui dénoncent la corruption, ce qui crée une situation dont on a le plus grand mal à sortir parce que plus aucun recours n’est possible. La corruption réalise à bas bruit et clandestinement ce que la catastrophe accomplit de manière plus ramassée et explosive ; d’ailleurs, elle génère la même angoisse : celle d’une disparition du monde.
L’aboutissement de cette logique, c’est d’abord l’illimitation mais aussi la confusion généralisée : la corruption aboutit à un monde indifférencié, ou mieux dédifférencié. C’est pourquoi elle inquiète tant un monde engagé depuis longtemps dans un travail de dédifférenciation du fait de la démocratie, de la mondialisation, de la modernité, de l’émancipation de la nature et de toutes hiérarchies. Confusion qui a toutes les caractéristiques d’un état de nature mais qui refuse de s’assumer comme tel en continuant d’entretenir l’illusion de la règle et de l’État de droit.
La corruption est une sorte de revanche du pouvoir contre les tempéraments que les procédures libérales veulent lui imposer ; une revanche de la puissance sur la modération des institutions démocratiques. Une exploitation astucieuse de leurs faiblesses, qui devraient être leur force : la légalité, les procédures, la forme anonyme de l’État. Loin d’être la négation de la démocratie, elle en est plutôt la dénaturation. Si la corruption exerce une troublante fascination sur notre monde, c’est parce qu’elle semble soulager de la peine de vivre en démocratie, d’avoir à être gouverné par des règles abstraites, par des gens que l’on ne connaît pas et à qui l’on ne doit rien, à vivre dans l’indétermination, à être suspendu aux fluctuations et à l’imprévisibilité du marché. Elle reprend certaines valeurs centrales, comme l’efficacité et le pragmatisme, et rejette les autres. Elle propose une combinaison optimale de la sécurité et de l’intérêt.
Un mal décuplé par la mondialisation
Tout se passe comme si la mondialisation radicalisait la corruption qui était en germe dans les démocraties libérales. Le contexte de la mondialisation la rend en effet plus facile mais aussi plus dangereuse encore. Plus facile, chacun le comprendra aisément : les règles sont plus lâches et les vides juridiques plus nombreux, ce qui permet à tous – réseaux comme entreprises – de s’engouffrer dedans. D’autant que si les opportunités de gains sont plus rapides à saisir que dans la sphère juridique interne, les réactions internationales sont aussi plus longues et plus lourdes à mettre en place. La dialectique réglementaire20 est poussée à son paroxysme.
La répression de la corruption se heurte, dans la mondialisation, à des obstacles techniques qui cachent des difficultés plus profondes. La mondialisation, pourrait-on dire en schématisant, décuple la puissance des entités non étatiques comme les entreprises, les banques ou les organisations criminelles, en même temps qu’elle affaiblit les États. Un tel déséquilibre a pour conséquence immédiate que la capacité privée d’investissement dans la fraude devient sans commune mesure avec la capacité publique de détecter les montages frauduleux. Instances de lutte contre la corruption et organisations délinquantes sont engagées dans une course inégale qui ne tourne pas à l’avantage de l’État de droit. La mise en vigueur de la convention Ocde a eu pour effet de multiplier les intermédiaires et de sophistiquer la corruption21 en recourant notamment à des paradis fiscaux. Le rôle des juristes spécialisés est, dans ce domaine, central, car certains d’entre eux sont recrutés pour construire des montages de plus en plus élaborés. Une réalité qui inquiète à juste titre les barreaux, impuissants à combattre cette dérive nouvelle. Dans l’affaire Enron22, qui n’est pas sans rappeler l’affaire Madoff, on a constaté, selon l’expression du Fbi, « une orgie de fraudes en cascades23 ». Celle-ci n’a pas été possible sans le concours de nombreux professionnels qui ont aidé à réaliser ces montages. Faut-il en déduire que tous étaient mafieux ? Certes non, mais ils se sont comportés comme des professionnels, en dissociant les moyens des fins.
La professionnalisation de la corruption s’explique également par le sentiment d’impunité que génère l’espace global, qui n’est pas sans rappeler celui dont jouissaient les pirates autrefois. Ce monde « liquide » opère une certaine désensibilisation au mal. Les victimes ne se voient pas parce que, comme on l’a dit, la corruption ne fait pas de victimes directes et l’abstraction du mal causé par la corruption est renforcée par la chaîne complexe qui va du pot-de-vin aux ravages de la mal-administration que l’on n’aperçoit que par éclipses, lors d’une catastrophe naturelle comme un tremblement de terre, et là encore, la nature sera un coupable idéal. Ce manque d’« imagination d’autrui24 » n’est pas sans rappeler d’autres crimes du xxe siècle, mais l’autrui en question est très loin et puis, après tout, il n’a qu’à s’en prendre à son gouvernement. La dématérialisation de la finance accentue encore, s’il en était besoin, le sentiment d’éloignement et de virtualisation du monde. La corruption est perçue comme un jeu qui rémunère les plus habiles sans que le préjudice qu’elle porte aux corps soit jamais ressenti, à l’image de la souffrance des pauvres dans leur propre pays. Elle est un mal abstrait, et dans le fond, pour beaucoup, pas un mal du tout puisqu’il est invisible et insensible.
La justification de la corruption est résumée par cette réplique de Don Calogero, l’intendant du prince Salina dans le Guépard : « le profit est une loi naturelle25 » (le libéralisme dit-il autre chose ?). Montesquieu nous apprend que la corruption gît dans le principe d’une société et d’un gouvernement, qu’elle résulte d’une perversion de ces principes au nom des mêmes principes. Lorsque le principe de la démocratie s’incarne dans l’homo œconomicus plus que dans le citoyen vertueux animé « d’un amour sincère des lois26 », cette forme de gouvernement risque de se dégrader en usage cynique des institutions. La démocratie repose sur la liberté individuelle, l’autorité de la loi (rule of law) et la division des pouvoirs : elle se corrompt lorsque ces trois valeurs, sous couvert d’approfondissement, conspirent en réalité à la dénaturer. La liberté se réduit alors à l’intérêt, l’autorité de la loi devient formelle et les pouvoirs ne sont plus séparés qu’en apparence.
- 1.
Je me permets de renvoyer à Antoine Garapon et Denis Salas, les Nouvelles Sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, Paris, Le Seuil, 2006.
- 2.
Parmi ces instruments, on citera la convention interaméricaine de lutte contre la corruption du 29 mars 1996, la convention de l’Ocde du 17 décembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics, la convention de l’Onu contre la corruption signée à Merida le 9 décembre 2003 ou encore le UK Bribery Act du 8 avril 2010.
- 3.
Par exemple, le blog http://www.fcpablog.com, du nom d’une loi américaine anticorruption (Foreign Corruption Practises Act).
- 4.
http://cpi.transparency.org/cpi2011/results/
- 5.
http://info.worldbank.org/governance/wgi/index.asp
- 6.
http://www.moibrahimfoundation.org/fr
- 7.
http://www.globalintegrity.org/
- 8.
http://www.freedomhouse.org/reports
- 9.
http://www.worldjusticeproject.org/rule-of-law-index
- 10.
Céline Spector, « Corruption », Dictionnaire Montesquieu, http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/accueil/
- 11.
Pour une présentation de la philosophie politique de Judith Shklar, voir Paul Magnette, Judith Shklar. Le libéralisme des opprimés, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2006.
- 12.
Thierry Ménissier, « La corruption, un concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes. Introduction », Anabases, 2007, no 6.
- 13.
« Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur (par le mécanisme) », Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 2000, p. 366.
- 14.
Voir à ce sujet Tom Bingham, The Rule of Law, New York, Penguin Books, 2011.
- 15.
Le débat sur la corruption n’est pas sans rappeler celui sur la torture. La première attitude consiste à nier les faits, puis, quand ils sont avérés, à les limiter à quelques cas isolés, mais jamais à reconnaître que la pratique était érigée en véritable stratégie avec des corps spécialisés et toute une organisation militaire la sous-tendant. Lorsque les preuves deviennent trop patentes, l’institution isole le mal à quelques unités n’affectant pas le corps tout entier, la main gauche ignorant ce que fait la main droite. Enfin, une fois reconnue comme politique, la torture est justifiée par l’état de nécessité et les nouvelles formes de combat. Le parallèle est frappant avec la corruption qui est in fine justifiée par les conditions si particulières du marché entre des gens qui ne partagent pas la même éthique des affaires.
- 16.
Au sens large, le terme désigne un ensemble d’infractions, à savoir en droit français : le trafic d’influence, qui consiste en la fourniture ou la proposition de fourniture d’un avantage à un agent public pour qu’il abuse de son influence auprès d’une autorité ou administration publique ; la concussion, qui consiste en la perception ou l’exonération indue de droit, impôt ou taxe ; le favoritisme, qui vise, pour un agent public ou un élu, le fait d’enfreindre les règles de la commande publique pour procurer un avantage injustifié à un tiers ; et, enfin, la prise illégale d’intérêts, qui consiste pour un responsable public à tirer intérêt d’une entreprise ou d’une opération économique dont il a la charge.
- 17.
Paul Ricœur, Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, 1955, p. 265.
- 18.
P. Ricœur, Histoire et vérité, op. cit., p. 270-271.
- 19.
François Ost, Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005.
- 20.
Ce concept, forgé par E. Kane, montre « qu’en raison des capacités créatrices généralement supérieures chez les agents soumis à la réglementation, les délais du contournement par l’innovation sont nettement plus réduits que les délais de l’adaptation réglementaire entravée par le poids des procédures » (Patrice Geoffron, « Réglementation des industries bancaires : entre efficacité et stabilité du système financier », Revue d’économie industrielle, 1993, no 66, p. 80, note 28).
- 21.
Le dernier rapport de l’Ocde sur la France remarque ce fait en constatant qu’alors que les instruments publics sont de plus en plus au point techniquement, ils attrapent dans leurs filets de moins en moins d’entreprises.
- 22.
Il s’agit de l’une des plus grosses faillites frauduleuses de ces dernières années aux États-Unis.
- 23.
Cité par Jacques de Saint-Victor, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique (xixe-xxie siècles), Paris, Gallimard, 2012, p. 346.
- 24.
Myriam Revault d’Allonnes, « Peut-on élaborer le terrible ? », Philosophie, 2000, no 67, p. 3-50.
- 25.
Cité par J. de Saint-Victor, Un pouvoir invisible…, op. cit., p. 33.
- 26.
Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social, Livre IV, 8, « De la religion civile ».