lundi 19 janvier 2015

7 ans après la création de la Commission Stiglitz sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social.De nouveaux indicateurs de richesse : dix bonnes pratiques à transposer en France

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7 ans après la création de la Commission Stiglitz sur la Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social par Nicolas Sarkozy, que reste-t-il des questions posées alors, et des propositions avancées ? Si en France le mouvement semble s'essouffler, de récents travaux se sont penchés sur les enseignements à tirer des expériences conduites à travers le monde. Analyse de 10 bonnes pratiques à transposer en France.
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Mettre fin à la « dictature du PIB » par de nouveaux indicateurs de richesse
Dans Les nouveaux indicateurs de prospérité : pour quoi faire ? Enseignements de six expériences nationales, publié en septembre 2014 (1), les auteurs analysent six initiatives de mise en oeuvre, à travers le monde, d’indicateurs autres que le PIB. Leur étude porte sur l’Australie, le Royaume-Uni, le Pays de Galles, la Belgique, la Wallonie et l’Allemagne. Grâce au foisonnement de travaux français que la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi a mis en lumière, la France est devenue une référence à l’étranger.
Pourtant, si elle est parvenue à déployer de nouveaux indicateurs à l’échelle locale, elle peine à avancer au niveau national.
L’analyse de ces six expériences, menées par des régions et des Etats étrangers, a conduit les auteurs de l’enquête à formuler dix « leçons pouvant instruire et alimenter les débats sur l’institutionnalisation des nouveaux indicateurs de prospérité, notamment en France où leur prise en compte effective reste extrêmement limitée ».
Autant de bonnes pratiques dont nous ferions bien de nous inspirer pour mettre fin à l’hégémonie du PIB, « ce thermomètre qui rend malade » selon l’expression du philosophe et économiste Patrick Viveret !

1 – La complémentarité au PIB

Le Produit Intérieur Brut joue un rôle pivot. Et ce, malgré toutes les limites de cet indicateur. Ainsi, comme le rappellent les auteurs de l’article, le PIB ne permet pas de rendre compte de la hausse des inégalités de revenus, ou de l’évolution des patrimoines ou encore des dommages environnementaux et sanitaires occasionnés par l’activité économique.
Malgré tout, le PIB est puissant, et dans aucune des six expériences analysées, les nouveaux indicateurs de prospérité ne sont venus se substituer au PIB.
Mais les auteurs montrent aussi que les indicateurs complémentaires sont, de facto, plus susceptibles d’être adoptés. Ils interprètent cette tendance par la relative robustesse statistique du PIB et sa capacité de représenter ce qui peut être partagé entre les différents acteurs économiques d’une même société.
L’autre argument avancé est de nature méthodologique : impossible, statistiquement, de rassembler en un seul indicateur « substitut du PIB » toute la complexité des enjeux. L’aspect normatif est également mis en avant : le doute subsiste quant à la capacité d’un indicateur unique à refléter une pluralité de valeurs.

2 – Le soutien des pouvoirs publics

Pour assurer la promotion des nouveaux indicateurs de prospérité, rien de tel que le soutien des instances exécutives et législatives au plus haut niveau. Et peu importe la tendance politique !
Les auteurs de l’étude soulignent ainsi que si les partis écologistes ont historiquement exprimé, au niveau politique, le besoin d’indicateurs complémentaires au PIB, le spectre politique des porteurs de telles initiatives s’est élargi. En témoigne la droite conservatrice de David Cameron, initiateur au Royaume-Uni du projet Measuring National Well-Being Program (MNWB).
A noter, cependant, que les partis politiques différent sur la nature des indicateurs : si les critères subjectifs ont été retenus par le premier ministre britannique, ce sont les critères objectifs déterminés collectivement qui ont primé pour le gouvernement wallon d’alors.

3 – L’inscription dans un programme politique

Les auteurs rapportent que l’association des nouveaux indicateurs de prospérité à un programme ou une stratégie politique renforce les chances de leur utilisation effective. Par exemple, au Pays de Galles, les nouveaux indicateurs de prospérité ont été développés pour évaluer les avancées en matière de développement durable.
Mais, lorsque les indicateurs sont associés à un programme politique particulier, se pose la question de leur pérennité. Surtout s’ils bousculent nos représentations du monde et nos pratiques, autrement dit, s’ils ne font pas consensus : qu’adviendra-t-il en cas d’alternance politique ?

4 – La force de l’exécutif

Sur les six initiatives, trois émanent du gouvernement (Royaume Uni ; Wallonie ; Pays de Galle) et deux autres du parlement (Belgique ; Allemagne). Verdict : le pouvoir exécutif est beaucoup plus fort pour jouer le rôle d’amorce. Par conséquent, les auteurs recommandent de créer, en France, une commission interministérielle afin d’indiquer aux statisticiens la voie à suivre et d’annoncer l’utilisation qui sera faite des nouveaux indicateurs de prospérité.
Toutefois, notent-ils, si l’exécutif a effectivement un rôle de levier dans la mise en œuvre du calcul officiel de nouveaux indicateurs de prospérité, leur légitimité ne peut être acquise que si l’opposition et la société civile les utilisent, notamment pour interpeller l’exécutif. De même, leur pérennité dépend fortement du soutien des instituts de statistiques.

5 – Le rôle stratégique des instituts de statistiques

Si les indicateurs ont une portée politique et normative considérable, ils sont avant tout des instruments statistiques. Cet aspect technique amène les auteurs de l’enquête à l’analyse suivante : les instituts de statistiques sont des leviers fonctionnels incontournables.
Le succès ou l’échec de la mise en œuvre des nouveaux indicateurs de prospérité dépend d’eux. Pourquoi ? Premièrement parce qu’ils ont un fort pouvoir d’initiative. Pour preuve, le cas australien.
Au début des années 2000, le statisticien en chef de l’Australian Bureau of Statistics a amorcé à lui seul un processus d’intégration de mesures de progrès au sein de la statistique officielle.
Deuxièmement, les statisticiens jouent un rôle important dans le suivi des expériences initiées par d’autres. A titre d’exemple, le gouvernement britannique bénéficie du soutien de l’Office for National Statistics.
Par ailleurs, la recherche de nouveaux indicateurs de prospérité octroie aux statisticiens une place de premier plan dans les débats. Leur expertise les dote d’une crédibilité pour les choisir, sur base d’arguments techniques.
Les plateformes d’échange, regroupant statisticiens, société civile et élus, s’avèrent nécessaires afin d’assurer la transparence des choix méthodologiques. Un dialogue ouvert facilite l’acceptation ultérieure des nouveaux indicateurs de prospérité par les utilisateurs et accroît leur légitimité.
Dans le cas de la France, les auteurs suggèrent de créer une véritable direction de l’innovation à l’Insee chargée, notamment, de piloter ces travaux. Et ce, dans l’objectif, d’une part, de développer une meilleure adéquation entre les statistiques produites par les instituts et les attentes des populations, et, d’autre part, d’intégrer davantage les travaux des différentes directions de l’Insee.
Lire : Politiques publiques : “Le chiffre ne doit pas clore les débats, mais les ouvrir”

6 – Les tableaux de bord restreints privilégiés

Aux indicateurs à chiffre unique, les régions et Etats pionniers ont préféré les tableaux de bord restreints. Et ce, pour une raison d’équilibre entre facilité de communication et robustesse statistique. Ce compromis est également défendu par la Commission Stiglitz. Impossible, en effet, de concurrencer, médiatiquement, le “simple” PIB avec un tableau de bord exhaustif.
En Belgique et en Allemagne, par exemple, le choix s’est porté sur un tableau de bord dont le nombre de dimensions est le plus restreint possible. Une limite se pose cependant : comment garantir une forme d’égalité entre les différents indicateurs du tableau de bord ?

7 – Les trois usages des nouveaux indicateurs de prospérité

Trois types d’usages des nouveaux indicateurs de prospérité doivent être distingués.
  1. Un usage symbolique, lorsque l’indicateur est utilisé pour représenter le progrès d’une société.
  2. Un usage politique quand il est utilisé dans le jeu politique pour une évaluation de l’action des gouvernants.
  3. Enfin, un usage instrumental si l’indicateur participe à la mise en œuvre ou au suivi de politiques publiques précises.
Dans les six expériences analysées, les nouveaux indicateurs de prospérité sont essentiellement utilisés de manière symbolique et, de plus en plus, politique. Or, pour les auteurs, les trois usages doivent être vus comme complémentaires et se renforçant mutuellement.

8 – L’importance du débat démocratique

Un processus de consultation avec la société civile accroît le pouvoir symbolique et politique des nouveaux indicateurs de prospérité, assoie leur légitimité et leur visibilité, tout en catalysant le débat démocratique.
Il ressort des six expériences que la consultation et les processus délibératifs sur les indicateurs permettent à un grand nombre de personnes de réfléchir et de s’approprier de nouvelles questions de société.
De plus, cela a pour effet d’augmenter la visibilité des initiatives mises en débat, en montrant que les indicateurs ne sont pas l’apanage des experts. D’où l’importance, selon les auteurs, de soumettre l’élaboration et le choix d’indicateurs à un débat démocratique.

9 – L’ancrage instrumental à inventer

Le PIB est utilisé de manière, non seulement symbolique et politique, mais aussi instrumentale, par exemple pour calculer l’impact économique des scénarios budgétaires, bâtir des prévisions d’investissements ou évaluer a posteriori telle politique publique.
Dans aucune des six initiatives, les nouveaux indicateurs de prospérité ne sont, eux, encore mobilisés pour leur usage instrumental. Concrètement, au Royaume-Uni, les indicateurs du MNWB sont utilisés pour identifier des problèmes et développer des politiques sectorielles (lutte contre l’obésité, transports), mais pas encore pour prévoir l’impact de différents scénarios de politiques publiques. Cet usage instrumental des nouveaux indicateurs de prospérité reste à inventer.

10 – De la patience !

Histoire de rassurer les promoteurs des nouveaux indicateurs de prospérité, les auteurs soulignent que leur lente progression est à remettre en perspective avec l’histoire du PIB. Son ancrage symbolique, politique et instrumental ne s’est pas fait en un jour !
Et de livrer un dernier conseil : le développement de formations pluridisciplinaires pour les statisticiens, ainsi qu’une ouverture aux statistiques au sein des formations administratives ou des métiers de la presse, constituent des options concrètes intéressantes pour assurer l’essor des nouveaux indicateurs de prospérité.


Quatre ans après, bilan de la Commission Stiglitz en interview croisée

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La commission Stiglitz au complet, en 2008, avec, au centre, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, et Joseph Stiglitz © Lionel Bonaventure / AFP
Le 8 janvier 2008, Nicolas Sarkozy proposait la création d’une Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, qui aboutira à la création de la Commission Stiglitz. Objectif : « engager une réflexion sur les moyens d'échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives ». Quatre ans plus tard, quel bilan en tirer ?


Mettre fin à la « dictature du PIB » par de nouveaux indicateurs de richesse
 
Pour son projet, Nicolas Sarkozy fit appel à des experts prestigieux : les deux Prix Nobel d’économie, l’Indien Amartya Sen et l’Américain Joseph Stiglitz, se virent confier la mission de réfléchir à de nouveaux indicateurs de richesse afin de « ne pas rester prisonniers de la vision restrictive du produit national brut (PNB) ».
Jean-Paul Fitoussi, directeur de recherche à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), fut nommé coordinateur de la commission.
Quatre ans plus tard, la crise, tant financière que sociale et écologique est passée par là. Que reste-t-il de ce rapport remis en septembre 2009 ?
Réponses dans cet entretien croisé de deux grands penseurs qui n’avaient pas attendu la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi pour questionner la notion de richesse et partir « à la poursuite du bonheur » :
Patrick Viveret, philosophe, économiste, ancien conseiller à la Cour des comptes et auteur, en 2002, de « Reconsidérer la richesse » (Editions de l’Aube).
Et Jean Gadrey, membre de cette commission, professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1 et auteur, en 2005, de « Les nouveaux indicateurs de richesse » (avec Florence Jany-Catrice. Editions La Découverte).

  1. L’absence de la société civile 
  2. Une reconnaissance officielle
  3. Un enjeu pour la démocratie
  4. Des indicateurs locaux

1. L’absence de la société civile

Qu’aviez-vous pensé, à l’époque, de l’initiative créant la Commission Stiglitz ?

Patrick Viveret : Entre le moment de mon rapport – qui faisait suite à des travaux pionniers comme ceux de René Passet et Dominique Meda – et cette commission, trois conférences internationales avaient été organisées sur la question des nouveaux indicateurs de richesse. Et, bien avant, Amartya Sen (inspirateur, en 1990, de l’Indice de développement humain) s’en était emparé.
J’ai donc été étonné : on avait déjà assisté à une élévation de la prise de conscience et on avait entendu des critiques contre la dictature du PIB. Même l’OCDE reconnaissait qu’il y avait un problème dans les indicateurs dominants qui ne tenaient pas compte de l’écologie, de l’éducation, du sanitaire et du social.
Cette commission s’est inscrite dans ce mouvement général et c’est en fait Chantal Jouanno qui a incité Henri Guaino, puis Nicolas Sarkozy, à prendre cette initiative. Elle était convaincue, sur le fond, de la nécessité de cette réévaluation, même si, pour le Président de la République, il est clair que d’autres considérations, sans doute plus tactiques et non exemptes de contradictions, jouaient leur rôle. Par exemple, les thèses de Joseph Stiglitz sont fort éloignées de la politique économique et sociale conduite par son gouvernement.
Jean Gadrey : Nombre d’entre nous ont été surpris par cette initiative : après son élection et jusque fin 2007, Nicolas Sarkozy s’était montré comme le fervent partisan de la croissance, sans remettre en cause la question des indicateurs de progrès. Finalement, il lui a été impossible d’atteindre ses objectifs de croissance, alors il s’est dit qu’il fallait changer de thermomètre ! Nous avons également été surpris car, en France comme à l’étranger, beaucoup de choses avaient été réalisées. Or, il a fait comme s’il écrivait une page blanche.

Pourquoi vos critiques portaient-elles sur la composition de cette commission ? Qui serait alors légitime pour décider, de façon objective, ce qu’est une société « riche » ?

Patrick Viveret : Même si l’objet de travail de cette commission constituait un progrès, sa composition et sa méthode de travail était discutable et en contradiction avec l’objectif affiché : c’était une commission « en chambre » dans laquelle la société civile n’avait aucune place.
Pour montrer que la création de nouveaux indicateurs ne pouvait être isolée d’un débat démocratique sur les choix de société, nous avons alors créé, au lendemain de la constitution de cette commission, le forum pour d’autres indicateurs de richesses (FAIR).
On ne pouvait pas accepter de voir un tel enjeu réduit à cette logique de cénacle : une commission composée uniquement d’économistes. Nous avons ainsi organisé des débats publics car les indicateurs de richesse, ce n’est pas une question réductible à une approche statistique, mais bien un enjeu démocratique majeur que la crise actuelle rend plus important encore puisque les programmes d’austérité s’attaquent en fait à de la richesse réelle.
Jean Gadrey : Dès le départ, cette commission a été conçue comme étant très prestigieuse. On n’y trouve que des experts. Par ailleurs, ce sont en majorité des Anglo-saxons et l’ensemble des débats était en langue anglaise. Ce qui n’est pas tout à fait anodin, car la vision du bien-être et du progrès diffère selon les cultures.
Ainsi, dans la tradition anglo-saxonne, l’approche est plus individualiste que dans les pays latins ou du sud. De même, il n’y avait que deux femmes.
En résumé, cette commission était dominée par des économistes mâles et blancs. Or ces experts, tout aussi expert soient-ils, ne détiennent pas LA vérité sur le bien-être. J’ai regretté l’absence de pluralisme, tant culturel que disciplinaire.
Où sont les sciences de la vie ? Où sont les sciences de la nature ? Il n’y avait pas de personnalités qui avaient réfléchi, en amont, à cette question, comme Dominique Meda (1) ou Patrick Viveret. La société civile a aussi des choses très intéressantes à dire sur les indicateurs de bien-être.
Prenez par exemple les associations, qui ont des tas de chiffres sur le mal logement comme la Fondation abbé Pierre. Ou celles spécialisées sur l’environnement, qui proposent de calculer l’empreinte écologique. Autant d’acteurs qui ont une forme d’expertise.
D’où la création de FAIR, pour permettre aux citoyens de se mêler de ces indicateurs lors de réunions publiques sous forme de simple café citoyen ou de débat au Conseil économique social et environnemental. Nous mobilisons tous les acteurs de façon participative pour favoriser ce dialogue : les statisticiens comme les syndicats, les collectivités locales ou les associations.
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2. Une reconnaissance officielle

Quatre ans après, quel regard portez-vous ?

Patrick Viveret : Il n’est pas négligeable qu’une commission faisant appel à plusieurs Prix Nobel, ait confirmé que le PIB est de moins en moins satisfaisant et qu’il faut de nouveaux indicateurs. La commission Stiglitz a ainsi permis une reconnaissance solennelle de ce problème. En soi, c’était une bonne chose, au moins en termes de communication.
En outre, Nicolas Sarkozy s’était engagé à porter le dossier au niveau de la communauté internationale. Ce rapport aurait ainsi dû être sur la table du G20 et des institutions internationales.
Malheureusement, une logique régressive est désormais en place sur ce dossier, comme sur les dossiers écologique et social.
C’est une bonne idée de faire le point quatre ans plus tard, car cette régression est aussi internationale : elle survient après de vraies avancées, comme en témoignaient à l’époque, non seulement la création de cette commission, mais aussi la prise de conscience de la lutte contre le changement climatique ou les Objectifs du Millénaire pour le développement. Aujourd’hui, toutes ces réelles avancées se trouvent reléguées au second plan au prétexte de la crise financière qui est en fait elle-même provoquée, comme la crise écologique et sociale, par une logique de démesure. Une démesure que des indicateurs écologiques et sociaux permettent de mettre en évidence depuis longtemps, tout comme le rapport insoutenable entre économie spéculative et économie réelle.
Jean Gadrey : Le principal résultat c’est que ces économistes de haut vol se sont accordés pour dire que l’indicateur central, qui jusque-là gouvernait les médias et la politique, était inadapté pour refléter le progrès social et pour penser le développement durable. C’est la reconnaissance officielle de ce que des tas de gens disaient sans écho médiatique. C’est même une victoire.
Depuis, concrètement, d’autres indicateurs ont été proposés dans les champs du social et de l’environnement pour compléter le PIB en intégrant ainsi de nouvelles variables. L’Insee a, par exemple, pris en compte certains de ces indicateurs. On observe donc une vraie inflexion. Moi, je trouve qu’on va dans le bon sens malgré la crise.
Mais, à cause des freins financiers, les associations se trouvent pénalisées par le manque de subventions. Et la quête de croissance reprend de la vigueur.
En même temps, on observe une remise en cause profonde de ce modèle qui nous a conduits à la crise. C’est normal de se sentir parfois découragé : six mois avant la révolution tunisienne, les gens se disaient qu’ils ne verraient jamais le bout. Heureusement, l’histoire nous réserve des surprises. Et en parallèle à cette crise financière, on observe un réel essor de l’Economie Sociale et Solidaire. L’espoir se trouve dans la société civile, dans le dynamisme démocratique. Des herbes poussent ainsi dans les interstices du vieux monde fissuré…
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3. Un enjeu pour la démocratie

En quoi ces nouveaux indicateurs de progrès sont-ils des outils pour la démocratie ?

Patrick Viveret : Il suffit d’observer la véritable tentative du « coup d’Etat silencieux » de ce que le secrétaire au travail de Bill Clinton, Robert Reich, avait appelé « l’hypercapitalisme ». Que la Grèce et l’Italie, deux démocraties, soient désormais dirigées par des acteurs des milieux financiers est très inquiétant.
Les régimes démocratiques ont tout intérêt à se doter de nouveaux outils pour éviter le dépôt de bilan, non seulement financier, mais aussi écologique et social.
Quand nous sommes devant une grande bifurcation historique, il est intéressant de se plonger dans le passé et l’on repère ainsi ce moment où nous sommes passés dans ce que Max Weber nommait « l’économie du salut » et le « salut par l’économie ».
Dans le premier modèle, avant l’invention du purgatoire qui n’intervient qu’à partir du XI – XIIème siècles, la question qui prévalait était la suivante : comment éviter la damnation éternelle dans l’au-delà organisée de façon binaire (enfer ou paradis) ? Pour se repérer, on se basait sur des indicateurs.
D’un côté, la colonne positive avec les bénéfices dans le sens latin du terme, c’est-à-dire les « bienfaits ».
De l’autre, la colonne négative, celle des pertes, composée de péchés dont il est intéressant de noter que le plus grave n’était pas la luxure ou le meurtre mais… le prêt à intérêt, en particulier sous la forme de l’usure. Car l’idée que l’argent puisse créer dans le temps, était le blasphème suprême puisque c’était mettre l’argent sur un pied d’égalité avec Dieu, seul créateur dans le temps.
N’y a-t-il pas des leçons à tirer à l’heure où le cycle historique du « salut par l’économie » est à l’évidence en crise ? Nous sommes aujourd’hui de nouveau confrontés à un vrai problème de comptabilité. Nos systèmes comptables sont complètement inadaptés à nos démocraties confrontées à des défis cruciaux : non plus le risque de damnation éternelle, mais celui de perte de l’humanité dans son rapport à soi-même, à autrui et à la nature.
Puisque nous sommes aujourd’hui dans la phase de la fin du salut par l’économie, il faut réfléchir ensemble : par quoi passe le salut de l’humanité ? Cela concerne aussi bien le respect de la biodiversité, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massives, la fin de l’humiliation sociale et de la misère… Ces défis nous incitent à penser que nous avons besoin d’autres systèmes comptables pour savoir où sont les vraies richesses et où sont les vraies nuisances ? Et dans quelle direction nous allons ?
Ces indicateurs nous permettraient ainsi de nous alerter sur les seuils d’insoutenabilité et connaître la façon dont nous progressons vers un développement humain réellement soutenable, bref de nous reposer la question des « bienfaits » et des « méfaits », tant pour la nature que pour l’humanité. En outre, cela permettrait d’avoir une troisième colonne, la D, à côté de la « Bienfait » et de la « Méfait », celle qui fait « doute » ou « débat » et qui serait essentielle : c’est là qu’il faudrait organiser en priorité de l’intelligence démocratique en matière d’évaluation, de discernement, de construction de désaccord. Car la démocratie n’est pas que quantitative, mais aussi qualitative et ce dernier élément joue le rôle d’alerte de l’opinion.
Jean Gadrey : Quand on fait vraiment débattre les citoyens en posant la question : qu’est ce qui compte le plus pour vous ? Les gens répondent l’amour, l’amitié, la convivialité, etc. Puis on leur demande : quelles sont les richesses fondamentales ? Restent alors la santé, un logement et un travail décents, l’égalité homme-femme, la solidarité.
Autant de domaines où des indicateurs objectifs peuvent être proposés.
Il y a certes plusieurs façons de mesurer la pauvreté, mais on peut se réunir sur celle qui nous semble la plus juste. C’est une question difficile, mais quand les gens débattent, on est très loin du sondage. Ce sont des accords et des désaccords qui s’expriment. La démocratie délibérative est complexe. Cependant, on y arrive !
Les indicateurs, ce n’est pas une question technique, mais hautement politique. Les résultats de la Commission Stiglitz auraient ainsi été différents si on avait associé les ONG qui s’occupent de développement humain et d’environnement.
Le rapport qui a été rendu est par exemple relativement faible sur la conception générale du développement durable et donc sur les indicateurs correspondants.
La vision des économistes est particulière car ils surestiment les indicateurs et transforment trop souvent en monnaie des variables qui ne s’y prêtent pas. Comme le travail domestique, le chômage ou les dommages environnementaux. Difficile de les traduire en monnaie.
Et comme les économistes ne savent pas trop comment réfléchir au bien-être, ils proposent des sondages. Et valorisent alors des indicateurs subjectifs. Les critères financiers de convergence en Europe, tels qu’ils sont mis en avant aujourd’hui, n’ont guère de sens pour les citoyens et, en plus, ils nous mènent à une impasse. Si on réfléchissait, tous ensemble, à ce que serait une Europe souhaitable, on aboutirait à une Europe qui aurait du sens. Et on se doterait de critères de convergence sociaux et écologiques. L’Europe aurait alors une toute autre allure.
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4. Des indicateurs locaux

Le territoire serait ainsi l’échelle idéale pour mener cette réflexion autour du progrès ?

Patrick Viveret : Le territoire est un bon espace de résilience qui permet d’expérimenter des alternatives afin de les transposer à l’échelle nationale puis européenne. Avec le conseil général de Meurthe et Moselle, par exemple, nous menons actuellement une réflexion sur la richesse dans le cadre de la conférence permanente des acteurs de l’éduction populaire afin de penser un autre modèle de société.
Cette échelle de la collectivité territoriale permet de réels débats démocratiques, avec la participation des habitants, sur des questions telles que : Qu’allons-nous faire « de » notre vie ? Au lieu de la traditionnelle « Qu’allons-nous faire » dans notre vie ? Parce qu’il est possible de sortir de notre état de sidération, de débloquer le désir. Comment ? En provoquant l’imaginaire.
Jean Gadrey : Je citerais en exemple la conférence citoyenne sur les nouveaux indicateurs de développement organisée, par la région Nord Pas de Calais, pour vérifier si ces outils faisaient sens auprès des habitants. Ou la région Pays de la Loire qui va très loin dans la démarche participative.
Les indicateurs à l’échelle territoriale vont jouer un rôle de plus en plus décisif, par exemple dans la réduction des gaz à effet de serre. L’avantage de ce niveau c’est que c’est plus facile de faire fonctionner la démocratie à cette échelle de proximité. Il y a une pression sociale. Il existe déjà une façon très forte d’innover, grâce au milieu associatif, comme les monnaies locales le prouvent.
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En conclusion, pensez-vous qu’il faut tout compter ?

Patrick Viveret : En parallèle à la bataille pour de nouveaux indicateurs, et le droit de compter autrement, il faut en mener une autre : celle pour le droit de ne pas tout compter ! La quantification est un outil au service de la qualification et non l’inverse.
Jean Gadrey : Il faut compter certaines des choses qui comptent et se refuser à compter les valeurs comme, par exemple, l’amour, l’amitié ou la convivialité.

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