Zoé Shepard:
C'est le nom d'emprunt que s'est donnée une employée de la fonction publique pour décrire dans un livre, "Absolument dé-bor-dée !", l'univers surréaliste de la collectivité territoriale où elle travaille. Un mal être qu'elle a choisi de raconter sur le ton de l'humour, comme elle s'en explique à Fluctuat.
Fonctionnaires = tire-au-flanc. Le cliché est facile, forcément exagéré et un brin éculé. Pourtant, à la lecture du récit de Zoé Shepard, on réalise qu'on était peut-être loin du compte. Du moins est-ce la réalité de la mairie de province où la jeune femme a atterri après huit années d'études. Car l'auteur de "Absolument dé-bor-dée !" le martèle : son histoire personnelle ne doit pas justifier une condamnation globale de la fonction publique. Son vécu n'est pas celui de ses collègues de l'enseignement scolaire ou du milieu hospitalier.
Toujours est-il que le lecteur s'étouffera - ou pouffera - plus d'une fois en découvrant ce milieu malsain où les glandeurs professionnels doués pour le léchage de bottes chipent les promotions aux rares consciencieux. Un quotidien remplit de pauses café à répétition, de séminaires inutiles et de réunions interminables dont le seul but est de remplir des journées désespérément vides. Le tout encadré par des patrons nuls en management, et qui se gardent bien de bousculer la quiétude ambiante.
Comment est-venue l'idée de cet ouvrage sur les coulisses de la fonction publique ? J'ai choisi d'intégrer la fonction publique, d'abord parce que je suis très attachée aux valeurs du service public. Même si la sécurité de l'emploi a également été un facteur qui a pesé dans mon choix de carrière.Après quelques stages en collectivités, qui se sont somme toute bien déroulés, j'ai été embauchée. Les premiers mois, la situation était tellement ahurissante que j'ai sincèrement cru à un bizutage. En fait, pas du tout. C'était "pour de vrai".Je suis passée par ce qu'Elizabeth Kübler-Ross a appelé "les cinq étapes du mourir" : déni, colère, marchandage, dépression. La dernière est l'acceptation que je doute d'atteindre un jour. Quelques semaines après mon embauche, j'ai commencé à envoyer des mails désespérés à mes amis dans le seul but qu'ils me plaignent et compatissent à la situation aberrante qui était la mienne.
"Mes amis riaient et me suppliaient d'ouvrir un blog"
Comment votre entourage a-t-il réagi à votre mal être ? Je n'ai pas eu du tout la réaction escomptée : ils riaient, en redemandaient et me suppliaient d'ouvrir un blog. Etant donné que je disposais de beaucoup trop de temps libre, j'ai obtempéré. J'ai rapidement eu pas mal de lecteurs qui se reconnaissaient dans mes déboires et m'envoyaient des commentaires encourageants.Une personne qui avait fait partie du comité d'évaluation (sic) de mon école de formation m'a conseillée d'écrire un livre. Ce livre existe aujourd'hui uniquement parce que j'ai échoué à lui démontrer que certes, je pouvais écrire des anecdotes ponctuelles, mais que j'étais incapable d'écrire un vrai roman cohérent.Pourquoi avoir opté pour ce style assez léger, ce ton ironique ? Vous vouliez éviter de devenir larmoyante sur un mal-être en apparence moins grave que celui que peuvent connaître d'autres corps de métier ?Je pense qu'il y a deux manières d'écrire pour relater ses déceptions.L'auto-analyse larmoyante type "mon dieu, c'est atroce, c'est horrible, toutes ces études pour ça, je vais me tirer une balle après m'être déshydratée en pleurant toutes les larmes de mon corps (assis devant un PC toute la journée)" ou se forcer à trouver le ressort comique de la situation absurde pour tenter d'en (sou)rire, en tout cas, de ne pas en pleurer.J'ai écrit ce livre pour dédramatiser ma situation qui est beaucoup plus drôle à lire qu'à vivre. Coucher ses indignations sur papier est toujours plus productif (et accessoirement moins douloureux) que de se taper la tête contre les murs.
A quel point ce récit est-il autobiographique, dans la forme et sur le fond ? N'avez-vous pas peur d'être démasquée par vos collègues ?Ce livre est mon témoignage construit à partir d'expériences que j'ai vécues. Mis à part quelques transpositions pour préserver mon anonymat et le changement systématique des noms, je n'ai rien inventé. Hormis quelques-unes pour brouiller les pistes (moins de 10%), les anecdotes décrites ont toutes une base réelle.Comme il s'agit d'un témoignage, la part de subjectivité existera toujours, mais l'une de mes collègues devenue amie qui a lu le livre l'a refermé en disant : "t'es foutue, tout le monde va te reconnaître, c'est exactement ça". Constat peu rassurant autant pour mon anonymat que pour la collectivité décrite, je vous l'accorde.
"Ce livre n'est pas un pamphlet contre la fonction publique territoriale"
Certains personnages, comme celui de "Coconne", qui ne fait rien mais est toujours "dé-bor-dée", sont tellement caricaturaux qu'on se demande s'ils existent vraiment ?Depuis mon embauche, il y a eu deux Coconne, la numéro 1 était plus extravertie, la numéro 2 posait des questions tellement géniales qu'elles me collaient durablement un sourire banane aux lèvres. Le nombre d'âneries qu'elles ont faites ou dites est ahurissant, mais Coconne (1+2) est une personne pour laquelle j'ai beaucoup de "tendresse professionnelle" car elle est sincèrement gentille, pas hypocrite pour deux sous et en aucun cas manipulatrice. Il faut juste éviter de lui donner à faire quelque chose d'important et de pressé.
Bien qu'on s'amuse en lisant "Absolument dé-bor-dée !", le constat que vous faites sur les fonctionnaires des collectivités territoriales est dévastateur. Quel message essayez-vous de faire passer exactement ?Que ce soit clair, ce livre n'est pas un pamphlet stigmatisant toute la fonction publique territoriale (et a fortiori toute la fonction publique). La FPT comporte tellement de types de métiers qu'on peut difficilement la considérer comme un ensemble homogène. De même, ce n'est pas une critique de toutes les collectivités territoriales. Pour en arriver à ce stade, il faut avoir un budget conséquent et atteindre une masse critique d'employés, situation que l'on peut retrouver dans le privé où la glandouille existe aussi.S'il y a un message à retenir, c'est que le népotisme est la plaie de certaines grosses collectivités territoriales, que l'hyper-politisation des agents est néfaste au bon fonctionnement de ces structures, qu'il faut arrêter d'embaucher massivement juste pour rendre service à ses amis. Si certains Puissants, élus ou directeurs, pouvaient arrêter de considérer les deniers publics comme l'extension de leur portefeuille personnel, ce serait un plus certain. Je paye mes impôts avec plaisir (tout est relatif), mais savoir qu'ils vont financer la nouvelle voiture offerte par l'élu à sa maîtresse du mois, ça me fait très mal.
Ce type de témoignage tend à justifier que la fonction publique est un mammouth qui a besoin d'être dégraissé. Pensez-vous donner des arguments, consciemment ou non, à cette idéologie ?Dégager d'un témoignage une règle immuable est, à mon sens, absurde. Si certaines personnes se servent de ce livre comme d'un prétexte pour se conforter dans des préjugés réducteurs leur permettant de ne surtout pas se remettre en question puisque, du chômage au trou de la Sécu en passant par la hausse des prix, tout sera de la faute des autres, c'est regrettable, mais je n'y peux rien.La fonction publique comporte tellement de métiers différents qu'il me semble extrêmement délicat de d'asséner des slogans généralistes. Le problème n'est pas tant sur le nombre de fonctionnaires que sur leur répartition au sein des différents métiers de la fonction publique. Ledit mammouth a besoin de faire du sport pour rééquilibrer sa masse corporelle, pas de suivre une diète protéinée, à mon sens.
"A la fin de la journée, vous vous sentez comme une merde"
Même si le concept des "35h en un mois" fait envie, cette sous activité peut-elle avoir des effets aussi néfastes, notamment sur le plan psychologique ?Evoluer dans un milieu où personne ne fout rien tout en se prétendant dé-bor-dé finit par engendrer un véritable trou noir qui aspire toute envie de travailler. Vous ne prenez plus la peine de réactiver vos connaissances (le droit ou les finances publiques sont des matières qui évoluent en permanence), vous mettez cinq heures à boucler une note qui en aurait pris deux lorsque vous avez été embauché, bref, vous perdez le rythme propre à toute personne impliquée dans un job qu'elle apprécie.Mais cela n'est pas le plus difficile à vivre.Au-delà de la sous-activité, il y a ce dont je ne parle pas vraiment dans le livre : la placardisation et le harcèlement moral que subit toute personne qui ose pointer du doigt les dysfonctionnements. Cela commence insidieusement. Vous réalisez que vos notes de synthèse sont copiées-collées mais avec le nom d'un autre, puis vous êtes évincée des réunions générales et rapidement des réunions concernant les deux pauvres dossiers qu'on vous a fait l'aumône de vous attribuer. A la fin de la journée, vous vous sentez comme une merde. Puis quand les attaques atteignent un niveau insupportable, sans que l'on sache pourquoi, ça se tasse. Pour mieux recommencer quelques temps plus tard.J'ai la chance d'avoir un certain nombre de collègues extraordinaires qui ont rapidement réalisé que ces dysfonctionnements n'étaient pas dans ma tête, qui les subissent de plus en plus et à qui je peux parler. Cela fait évidemment du bien, mais ne résout pas le problème de fond.
En dressant un tel constat, vous n'avez pas envie de raccrochez les gants ?Je suis fonctionnaire depuis maintenant plus de cinq ans. Je crois toujours dans le service public et l'intérêt général et envisage (du moins pour le moment) de rester dans la fonction publique. Je refuse qu'une expérience, aussi difficile à vivre soit-elle, démolisse des idéaux que j'ai depuis très longtemps. Ce serait accorder au Gang des Chiottards, à Grand Chef Sioux ou Alix (noms ou surnoms de personnages du livre, NDLR) beaucoup plus d'importance qu'ils n'en ont. J'aimerai trouver un autre emploi, mais changer de poste dans ce secteur n'est pas évident. Tout comme intégrer la haute fonction publique d'Etat, les passerelles entre les fonctions publiques étant nettement plus étroites que ce que l'on m'a fait croire pendant mes études. Si mes projets de changement de postes n'aboutissent pas et que je réalise que je peux être utile autrement tout en m'épanouissant dans ce que je fais, j'assomme Simplet avec les gants et je pars en courant.
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