mercredi 30 décembre 2015




LOI n° 2015-1779 du 28 décembre 2015 relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public (1)

NOR:  PRMX1515110L
ELI: http://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2015/12/28/PRMX1515110L/jo/texte
Alias: http://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2015/12/28/2015-1779/jo/texte

L'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

Au début de l'intitulé du chapitre II du titre Ier de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal, les mots : « De la » sont remplacés par les mots : « Du droit de ».

Le premier alinéa de l'article 10 de la même loi est complété par une phrase ainsi rédigée :
« Lorsqu'elles sont mises à disposition sous forme électronique, ces informations le sont, si possible, dans un standard ouvert et aisément réutilisable, c'est-à-dire lisible par une machine. »

L'article 11 de la même loi est abrogé.

Le second alinéa de l'article 14 de la même loi est remplacé par cinq alinéas ainsi rédigés :
« Lorsqu'un tel droit est accordé, la période d'exclusivité ne peut dépasser dix ans. Le bien-fondé de l'octroi d'un droit d'exclusivité fait l'objet d'un réexamen périodique au moins tous les trois ans.
« Lorsqu'un droit d'exclusivité est accordé pour les besoins de la numérisation de ressources culturelles, la période d'exclusivité peut, par dérogation, être supérieure à dix ans, sans dépasser quinze ans. Elle doit faire l'objet d'un réexamen au cours de la onzième année et ensuite, le cas échéant, lors de la treizième année.
« Les deuxième et troisième alinéas ne s'appliquent pas aux accords conclus entre personnes publiques dans le cadre de leurs missions de service public sur le fondement de dispositions législatives ou réglementaires, dans le respect du droit de la concurrence. Ceux-ci doivent faire l'objet d'un réexamen au cours de la onzième année et ensuite, le cas échéant, tous les sept ans.
« Une copie des ressources numérisées et des données associées est remise gratuitement, dans un standard ouvert et librement réutilisable, aux administrations mentionnées à l'article 1er qui ont accordé le droit d'exclusivité.
« Les accords d'exclusivité et leurs avenants sont transparents et rendus publics sous forme électronique. »

L'article 15 de la même loi est ainsi rédigé : 

« Art. 15.-I.-La réutilisation d'informations publiques est gratuite. Toutefois, les administrations mentionnées à l'article 1er peuvent établir une redevance de réutilisation lorsqu'elles sont tenues de couvrir par des recettes propres une part substantielle des coûts liés à l'accomplissement de leurs missions de service public.
« Le produit total du montant de cette redevance, évalué sur une période comptable appropriée, ne dépasse pas le montant total des coûts liés à la collecte, à la production, à la mise à la disposition du public ou à la diffusion de leurs informations publiques.
« Une redevance de réutilisation ne peut être établie pour des informations qui ont fait précédemment l'objet d'un accord d'exclusivité prévu à l'article 14.
« II.-La réutilisation peut également donner lieu au versement d'une redevance lorsqu'elle porte sur des informations issues des opérations de numérisation des fonds et des collections des bibliothèques, y compris des bibliothèques universitaires, des musées et des archives et, le cas échéant, sur des informations qui y sont associées lorsque ces dernières sont commercialisées conjointement. Le produit total du montant de cette redevance, évalué sur une période comptable appropriée, ne dépasse pas le montant total des coûts de collecte, de production, de mise à disposition ou de diffusion, de conservation de leurs informations et d'acquisition des droits de propriété intellectuelle.
« III.-Le montant des redevances mentionnées aux I et II est fixé selon des critères objectifs, transparents, vérifiables et non discriminatoires. Ce montant est révisé au moins tous les cinq ans.
« Les modalités de fixation de ces redevances sont fixées par décret en Conseil d'Etat, après avis de l'autorité compétente. Ce décret fixe la liste des catégories d'administrations qui sont autorisées, en raison de la nature de leur activité et des conditions de leur financement, à établir des redevances en application du I. La liste des catégories d'administrations est révisée tous les cinq ans.
« Lorsqu'il est envisagé de soumettre au paiement d'une redevance la réutilisation d'informations publiques contenues dans des documents produits ou reçus par l'Etat, la liste de ces informations ou catégories d'informations est préalablement fixée par décret, après avis de l'autorité compétente. La même procédure est applicable aux établissements publics de l'Etat à caractère administratif. La liste des informations ou catégories d'informations est révisée tous les cinq ans. »

L'article 16 de la même loi est ainsi modifié :
1° Le premier alinéa est ainsi rédigé :
« La réutilisation d'informations publiques peut donner lieu à l'établissement d'une licence. Cette licence est obligatoire lorsque la réutilisation est soumise au paiement d'une redevance. » ;
2° Au troisième alinéa, les mots : « le cas échéant » sont supprimés.

Le second alinéa de l'article 17 de la même loi est ainsi rédigé :
« Les conditions de réutilisation des informations publiques ainsi que, le cas échéant, le montant des redevances et les bases de calcul retenues pour la fixation de ce montant sont rendus publics, dans un standard ouvert, par les administrations mentionnées à l'article 1er qui les ont produites ou reçues. »

L'article 25 de la même loi est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Le deuxième alinéa ne s'applique pas aux décisions défavorables opposées par les bibliothèques, y compris les bibliothèques universitaires, les musées et les archives. »

La présente loi est applicable :
1° En Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, aux informations figurant dans des documents produits ou reçus par l'Etat, ses établissements publics, les communes et leurs établissements publics, les personnes publiques créées par l'Etat ou les personnes privées chargées par l'Etat d'une mission de service public ;
2° Aux îles Wallis et Futuna et dans les Terres australes et antarctiques françaises.

I. - Les accords d'exclusivité existants qui relèvent des exceptions prévues aux premier, troisième et quatrième alinéas de l'article 14 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal sont mis en conformité avec les dispositions du même article 14, dans sa rédaction résultant de la présente loi, lors de leur premier réexamen suivant la promulgation de la même loi. Sans préjudice de l'article 12 de l'ordonnance n° 2005-650 du 6 juin 2005 relative à la liberté d'accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques, les accords d'exclusivité existants qui ne relèvent pas de l'exception prévue au premier alinéa dudit article 14 prennent fin à l'échéance du contrat et, au plus tard, à la seconde date mentionnée au 4 de l'article 11 de la directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil, du 17 novembre 2003, concernant la réutilisation des informations du secteur public.
II. - Les licences en cours et tout acte réglementaire ou contractuel en vigueur fixant les conditions de réutilisation des informations publiques à la date d'entrée en vigueur de la présente loi sont mis en conformité avec l'article 15 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 précitée, dans sa rédaction résultant de la présente loi, au plus tard le premier jour du douzième mois suivant celui de sa promulgation.

Dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, le Gouvernement est habilité à prendre par ordonnance toutes mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour modifier et compléter le code des relations entre le public et l'administration, afin de codifier, à droit constant, les articles 10 à 19 et 25 de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 précitée dans sa rédaction issue de la présente loi.
L'ordonnance est prise dans un délai de quatre mois à compter de la promulgation de la présente loi.
Un projet de loi de ratification est déposé devant le Parlement dans un délai de trois mois à compter de la publication de cette ordonnance.
La présente loi sera exécutée comme loi de l'Etat.

Fait à Paris, le 28 décembre 2015.

François Hollande

Par le Président de la République :

Le Premier ministre,

Manuel Valls

La ministre des outre-mer,

George Pau-Langevin

La secrétaire d'Etat chargée de la réforme de l'Etat et de la simplification,

Clotilde Valter

(1) Travaux préparatoires : loi n° 2015-1779

Assemblée nationale :

Projet de loi n° 3037 ;

Rapport de M. Luc Belot, au nom de la commission des lois, n° 3090 ;

Discussion et adoption, après engagement de la procédure accélérée, le 6 octobre 2015 (TA n° 593).

Sénat :

Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, n° 34 (2015-2016) ;

Rapport de M. Hugues Portelli, au nom de la commission des lois, n° 93 (2015-2016) ;

Avis de M. Loïc Hervé, au nom de la commission de la culture, n° 95 (2015-2016) ;

Texte de la commission n° 94 (2015-2016) ;

Discussion et adoption le 26 octobre 2015 (TA n° 23, 2015-2016).

Assemblée nationale :

Proposition de loi, modifiée par le Sénat, n° 3169 ;

Rapport de M. Luc Belot, au nom de la commission mixte paritaire, n° 3243 ;

Discussion et adoption le 9 décembre 2015 (TA n° 628).

Sénat :

Rapport de M. Hugues Portelli, au nom de la commission mixte paritaire, n° 188 (2015-2016) ;

Texte de la commission n° 189 (2015-2016) ;

Discussion et adoption le 17 décembre 2015 (TA n° 63, 2015-2016).

mardi 29 décembre 2015

Usages différenciés de la forme congrès : un regard comparé sur la CGT, la CFDT et FO

Résumés

Cet article propose une comparaison sur vingt ans de l’évolution de la forme des congrès syndicaux de la CFDT, de la CGT et de FO. Il défend l’idée que les congrès sont intéressants à étudier parce qu’ils jouent d’autres rôles que ceux définis dans les statuts.
Les variations, mêmes minimes, dans le dispositif matériel du congrès - qu’il s’agisse du nombre de délégués présents, de la disposition de la salle, de l’organisation des débats ou des modalités de prise de parole – sont révélatrices des différentes conceptions en vigueur de la démocratie interne et, surtout, des façons de la donner à voir. En rassemblant en un même lieu et sur une durée de plusieurs jours le « corps militant » des organisations, les congrès constituent un moment privilégié de production symbolique, nécessaire à la cristallisation en longue période des cultures organisationnelles. Ils contribuent ainsi à produire une forme d’unité de l’organisation et à affirmer celle-ci vis-à-vis de l’extérieur. Ils servent aussi, au travers de toute une série de rites, d’espace de ré-assurance des engagements militants.
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Texte intégral

  • 1 Nous traitons ici des congrès confédéraux, mais une partie de ces dimensions est valable pour les c (...)
1Que donnent à voir des congrès syndicaux ? Lorsqu’ils décrivent les modalités de fonctionnement des organisations syndicales françaises, Dominique Andolfatto et Dominique Labbé (2011, 57) précisent que les élections internes n’y sont pas compétitives et que la sélection des dirigeants se fait par cooptation. En mettant en scène la souveraineté des syndicats qui constituent les structures de base des confédérations, les congrès tiendraient lieu de simples façades démocratiques, alors même que les dispositifs de pouvoir seraient verrouillés par les appareils de direction. La distance serait ainsi grande entre le rôle attribué aux congrès confédéraux dans le statut des organisations et la réalité de leur déroulement. Sur le papier et quelle que soit l’organisation concernée, de fortes responsabilités sont attribuées à ces instances : celle de valider l’activité de la direction sortante, c’est-à-dire de vérifier si la conduite de la centrale a bien été conforme au mandat délivré lors du congrès précédent ; celle de valider la gestion financière de la confédération ; celle de déterminer à travers le vote d’une ou de plusieurs résolutions un certain nombre d’orientations programmatiques pour la période à venir ; celle de modifier les statuts ou les règlements intérieurs, de se prononcer sur des changements d’affiliation internationale ou encore sur le devenir même de l’organisation (sur son éventuelle dissolution) ; enfin, celle d’élire l’équipe dirigeante ou au moins une partie d’entre elle1
2À s’arrêter sur la réalité de ces procédures formelles et à les confronter au modèle institutionnel dominant dans les régimes représentatifs - avec par exemple l’exigence d’élections transparentes à candidatures multiples -, les congrès syndicaux peuvent apparaître comme un objet avant tout révélateur des modalités de fonctionnement d’organisations fortement bureaucratisées. Tout un travail préalable est réalisé, en effet, par les équipes dirigeantes sortantes afin de maîtriser les enjeux, d’encadrer les débats et de les mettre en scène. Les congrès ne constituent pas, non plus, un lieu d’élaboration programmatique : les textes sont préparés en amont par une petite équipe, filtrés par des procédures de sélection codifiées qui laissent peu de place à l’improvisation ou aux surprises. Même là où les amendements soumis au débat ne sont pas choisis à l’avance, les commissions tenues pendant les congrès sont généralement contrôlées par les directions sortantes (même si des accidents peuvent parfois y advenir) et contribuent à aplanir les éventuelles dissensions. Enfin, et comme il a été dit, l’élection des membres de la direction est très encadrée, les candidats faisant l’objet de premiers choix opérés avant le congrès et négociés avec les différentes structures intermédiaires (fédérations, unions territoriales) de l’organisation. Au mieux, le vote des délégués, représentants des syndicats de base, peut définir un ordre de classement, traduire une popularité plus forte ou plus faible, ce qui fera l’objet de commentaires. Là encore, il peut y avoir des surprises mais il est rare que les structures intermédiaires soient loin de leur orchestration. Les choix « de la base » existent très rarement en dehors de ces médiations bureaucratiques.
  • 2 Pour une étude pionnière sur ces questions de démocratie syndicale : (Lipset, Trow, Coleman, 1956)  (...)
3Ces écarts par rapport à ce qui a pu être posé, notamment dans la sociologie américaine sur le syndicalisme2, comme des critères révélateurs du degré de démocratie interne, alimentent les discussions scientifiques ouvertes depuis les travaux de R. Michels sur la loi d’airain de l’oligarchie. Dans ces controverses, qui portent d’une certaine manière sur la qualité de la démocratie syndicale, certaines approches confèrent une importance décisive aux règles existantes (contrôle des mandats, possibilité de révocation, mandat impératif, modalités de débat des textes, etc.) quand d’autres auteurs insistent davantage sur les conditions concrètes (à commencer par l’insertion dans un environnement plus large et l’influence exercé par celui-ci) rendant possible une participation effective des adhérents (Erbès-Seguin, 1971 ; Levi et alii, 2009). 
4Cette lecture des congrès syndicaux présente une dimension intéressante d’autant plus que des références multiples à un idéal démocratique - qu’il s’agisse de parler de « démocratie ouvrière » ou de se référer aux normes démocratiques prônées par le libéralisme politique - peuvent être mobilisées dans le cours même de ces assises par des délégués mécontents du temps de parole qui leur a été attribué ou des modalités de vote. Mais elle tend aussi à restreindre l’analyse des congrès comme un moment probatoire de cette démocratie interne. Il nous semble important, au contraire, d’élargir la focale afin de questionner plus largement les usages de la forme congrès au sein des différentes organisations syndicales et de saisir ces derniers, sous le prisme de rites d’institutions. Actes de communication d’une essence particulière, si l’on reprend ici l’analyse de Pierre Bourdieu (1982), les congrès contribuent à investir et à légitimer les directions syndicales ainsi qu’à faire exister l’organisation comme un ensemble unifié, à produire un sens confédéral malgré la diversité des structures et des identifications professionnelles. Moments particuliers dans la vie des organisations, ils supposent des mises en formes, en mots et en images qui ont un rôle performatif et qui remplissent une fonction de reconnaissance dans de multiples directions : vis-à-vis de l’extérieur, des médias, des pouvoirs publics et des employeurs, mais aussi des autres centrales syndicales inscrites dans un univers de pratiques, de sens et de luttes commun (Béroud, 2015) et dont il importe de se différencier. Ils constituent surtout un moment intense de production de signes de reconnaissance internes à destination des militants et des adhérents. Les congrès participent ainsi à la mise en forme symbolique de la continuité institutionnelle de l’organisation et lui permettent de consacrer, à intervalle régulier, sa prétention à parler et à agir au nom des salariés (Bourdieu, 1984). Le dispositif du congrès, c’est-à-dire l’organisation de l’espace et des débats, les modalités de prise de parole et les types de discours légitimes qui sont admis produit les conditions sociales d’une forme de représentation politique qui nous semble constituer un objet intéressant en soi, riche en significations pour la compréhension du fait syndical. 
5L’analyse de ce travail symbolique et politique de mise en scène de l’organisation via son congrès, de réactivation des croyances et des formes de légitimation, n’est bien sûr par séparable des usages qu’en font les différents acteurs impliqués, à partir des positions qu’ils occupent au sein du syndicat, de leurs propriétés sociales, de leurs trajectoires et des ressources dont ils disposent. Dans un article consacré au dernier congrès de la Fédération de l’éducation nationale (FEN) en 1991, Bertrand Geay montre combien il importe de saisir « la dimension à la fois rituelle et agonistique de ce construit social » (2006, 319). Il analyse aussi bien les effets sociaux liés aux cadres matériels et symboliques du congrès que les formes d’interactions et de luttes qui s’y déroulent et qui s’ajustent, d’une certaine manière, aux premiers. Nous souhaitons nous inscrire dans une perspective proche de la sienne, tout en insistant plutôt sur la première dimension, celle d’une production par l’organisation de signes et de symboles, et ce pour deux raisons principales. La première est que le matériau dont nous disposons (Cf. encadré méthodologique) repose avant tout sur des observations répétées dans le temps, mais non sur une campagne d’entretiens et d’études systématiques par questionnaires. Si les données recueillies sur vingt ans nous autorisent à tenter une comparaison entre organisations, elles demeurent en revanche trop hétérogènes pour nous permettre de rendre compte de façon précise des formes d’appropriation diversifiées dont ces congrès font l’objet dans une organisation donnée. L’étude monographique aurait ici davantage de sens. En second lieu, mais il s’agit là plutôt d’un point de discussion à prolonger, il nous semble que rendre compte des dispositions et des logiques d’action des différents protagonistes du congrès, qu’il s’agisse par exemple des délégués « de base », des responsables de délégations ou des membres de la direction, renvoie nécessairement à un spectre d’analyse plus large. Si le moment du congrès contribue, entre autres, à la fabrique sociale d’un dirigeant syndical, la compréhension de celle-ci relève de la saisie d’un processus plus long et plus complexe, qui va de l’étude des formes de cooptation et de sélection sur le lieu de travail à celles opérant aux différents niveaux de l’organisation. Il faudrait de ce point de vue réinsérer le moment spécifique du congrès, ce qu’il représente aussi en termes d’expériences subjectives, dans une analyse approfondie de la construction des carrières militantes.
6En nous appuyant donc sur une observation comparée sur plusieurs années de l’usage des congrès confédéraux par trois confédérations syndicales françaises, nous interrogerons tout d’abord le dispositif organisationnel qui contribue à façonner les formes de participation durant ce type d’événement. Nous nous intéresserons ensuite à la façon dont les congrès contribuent à produire et à entretenir une culture organisationnelle. Enfin, nous reviendrons en dernier lieu sur la question de la démocratie syndicale en montrant que se jouent dans les congrès, en actes, la redéfinition partielle et l’appropriation des règles collectives.
Note méthodologique : Un suivi des congrès au long cours
Cet article repose sur des observations menées depuis une vingtaine d’années sur les congrès syndicaux. Dans le cadre d’un travail régulier de suivi de la vie des organisations syndicales françaises, nous nous efforçons l’un et l’autre d’assister à l’intégralité des assises confédérales à chaque fois qu’il nous est possible d’y être invités et de rassembler l’ensemble de la documentation liées à celles-ci (presse, rapports d’activité, d’orientation, amendements, interventions, etc.).
Notre statut d’observateurs ne recouvre pas toujours les mêmes modalités dans la mesure où nous avons réalisé des recherches en lien avec certaines organisations (CGT, Solidaires) et que nous y connaissons mieux un certain nombre de délégués et de membres de direction confédérale. Cette proximité rend possible des échanges informels lors du congrès, ainsi que la participation à des moments (repas notamment organisés par des fédérations ou des UD) où se donne davantage à voir un entre-soi militant. Elle permet également (et c’est vrai également pour la CFDT ou FO) de s’appuyer sur le savoir militant pour décrypter la signification par exemple des choix des responsables composant la tribune, à discerner la somme des ajustements internes qui s’opèrent à l’occasion des renouvellements de directions, voire des échanges politiques sur des décisions qui engagent l’avenir. Dans d’autres congrès, ceux de la CFTC ou de la CFE-CGC, notre statut d’observateurs nous a parfois davantage rapproché des journalistes présents, ayant en quelque sorte été assimilés à ces derniers par les organisateurs.
Le premier congrès confédéral qu’a suivi Sophie Béroud est celui de la CFDT à Lille en 1998 où l’un des enjeux concernait le rôle joué par l’opposition interne qui espérait à la fois s’y compter et y peser. Elle a assisté depuis lors à l’ensemble des congrès confédéraux de la CGT (en 1999, 2003, 2006, 2009 et 2013), à une grande partie de ceux de la CFDT (1998, 2002, 2006, 2010) et de FO (2000, 2004, 2011), à quelques congrès de la CFTC (1999, 2002), de la CFE-CGC (1999), de la FSU (1997, 2001). Depuis 2008, elle suit les congrès nationaux de l’Union syndicale Solidaires (2008, 2011, 2014) en y menant, avec Jean-Michel Denis une enquête par questionnaires. Elle a également assisté à des congrès de fédérations et d’unions territoriales, aussi bien à la CFDT, à la CGT qu’à Solidaires. A noter que les enquêtes par questionnaires qu’elle a réalisées sur les délégués de la CGT remontent pour leur part au début des années 2000 (le dernier étant le congrès de 2003) et s’avèrent aujourd’hui, en raison du temps écoulé et de l’absence de nouvelles enquêtes de ce type, difficilement mobilisables.
Jean-Marie Pernot a suivi les congrès de la CFDT de 1979 à 1988 à partir de ses propres mandats syndicaux. Passé dans le domaine de la recherche, il a repris le suivi CFDT en 1992 et 1995 (dans les rangs de la presse) pour n’y revenir qu’en 2006 puis à tous les congrès depuis ce moment. Les congrès de la CGT ont été suivis intégralement depuis 1992 et ceux de FO depuis 1996. Il a assisté à un congrès confédéral de la CFTC en 1993 puis à ceux de la CFE-CGC de 2004 à 2013. Il a participé en outre à un certain nombre de congrès de fédérations ou d’union départementales
Nous avons choisi de centrer notre analyse dans cet article sur une comparaison entre les trois plus grandes confédérations syndicales françaises, la CFDT, la CGT et FO, dans la mesure aussi où nous disposons pour les trois d’un matériau important et d’invoquer l’exemple de l’Union syndicale Solidaires en contrepoint. 

1- La forme congrès, un dispositif organisationnel aux dimensions significatives

  • 3 Nous entendons la notion de dispositif dans un sens foucaldien et telle qu’elle a pu être retravail (...)
  • 4 Sur l’usage de la ressource du nombre : (Offerlé, 1998, 110-118). 
7Comme tout dispositif3, les éléments qui contribuent à donner sa forme matérielle à un congrès, à structurer son déroulement dans le temps et dans l’espace, méritent d’être saisis au travers de leurs implications concrètes et symboliques. Un des premiers éléments concerne la taille des congrès : le nombre de participants varie entre quelques centaines de militants de Solidaires – ce qui s’apparente pour d’autres organisations au volume d’un congrès de fédération professionnelle - à un millier de délégués environ pour la CGT et la CFDT (un peu plus pour celle-ci dans les derniers congrès), jusqu’aux 3000 délégués des congrès de FO. Ce dernier cas est intéressant dans la mesure où la confédération FO est aujourd’hui la seule au sein du champ syndical français à refuser le principe d’une démarche de clarification sur la réalité de ses effectifs. Très opposée à la réforme de la représentativité syndicale mise en œuvre par la loi du 20 août 2008, soucieuse de ne pas voir sa place contestée dans le jeu des relations professionnelles, elle met ainsi en scène, lors de ses congrès, la ressource du nombre4 afin d’attester de sa force maintenue. 
  • 5 Dans la quasi-totalité des autres pays, le congrès de l’organisation faitière (la confédération) es (...)
8Dans la conception confédérale du syndicalisme français, les congrès constituent le moment d’expression et de souveraineté des syndicats de base et par-là même des adhérents5. Les délégués qui y ont été désignés sont porteurs des mandats d’un certain nombre de structures, syndicats d’entreprise ou, dans d’autres cas, syndicats professionnels constitués sur une base départementale. Le nombre des délégués traduit cette relation à la base : c’est une sorte de démocratie directe qui est ainsi célébrée, puisque le temps du congrès est sensé suspendre le pouvoir de la direction sortante, dans l’attente de l’élection de la nouvelle direction. L’ordre du jour, soumis au vote des délégués (mais, de fait, non modifiable) renforce la mise en scène d’une croyance collective dans ce moment de transition : c’est le bilan de l’équipe sortante qui est d’abord discuté (le rapport d’activité), puis les orientations pour les trois années à venir et la composition de la future direction. Les organisations qui détiennent une partie du pouvoir dans l’organisation – les fédérations professionnelles, les unions territoriales interprofessionnelles – ne sont pas celles qui sont censées guider les débats, ni peser dans ceux-ci. De ce point de vue, le statut d’un congrès diffère fortement de celui d’autres instances statutaires dans les confédérations et notamment des « parlements » de ces dernières (Comité confédéral national pour la CGT et pour FO, Conseil national confédéral à la CFDT) qui réunissent les dirigeants des structures intermédiaires (fédérations et unions territoriales). Alors que les rapports de force peuvent être manifestes dans ces dernières instances, ils sont davantage dissimulés lors d’un congrès où il s’agit donc de « rendre » la parole aux structures de base. 
9Ces représentations des différentes scènes d’expression sont très prégnantes, mais ne se traduisent pas de la même façon selon les organisations : il sera ainsi relativement mal perçu, aujourd’hui, dans un congrès de la CGT ou de la CFDT que des secrétaires généraux de fédération, par exemple, interviennent depuis la salle ou au pupitre. Ils siègeront à un moment ou un autre à la tribune pour animer un débat, seront donc visibles, mais leur pouvoir doit demeurer d’une certaine manière caché. A l’inverse, il est de coutume que les secrétaires généraux de fédérations ou d’unions départementales donnent de la voix dans un congrès de Force ouvrière, afin de montrer que leur organisation compte dans une confédération très hétérogène. Une autre logique préside aux congrès de Solidaires, cette organisation se définissant comme une union : ils ont d’abord rassemblé l’ensemble des composantes de celle-ci (les syndicats nationaux ou les fédérations) avant d’intégrer, d’abord de façon consultative en 2004, puis de façon statutaire en 2011, des représentants des structures locales. Ce sont ainsi, dans le cas de Solidaires, les structures constitutives de l’union qui débattent de la situation de celle-ci et de son programme, non les syndicats de base dont la réalité est à la fois éparse et très contrastée.
  • 6 Lors du congrès de la CGT à Toulouse en 2013, les PCS des délégués sont les suivantes (selon les ch (...)
10Si le déroulé d’un congrès syndical est relativement immuable, avec des séquences qui se succèdent dans un ordre précis, cette continuité sur le papier masque des évolutions notables. Que ce soit à la CGT, à la CFDT, à FO et donc aussi d’une certaine manière à Solidaires, le discours sur le rapport d’activité prononcé par le secrétaire général de l’organisation (lors de la première séance du congrès), puis la réponse aux interventions sur ce même rapport constituent ce qui est considéré par les délégués – mais aussi par les observateurs dont les journalistes qui rendent comptent des assises – comme des temps forts. La séquence consacrée aux résolutions retient l’attention des délégués surtout parce qu’elle peut être le moment de discussions sur un ou des amendements et qu’il sera ainsi possible, éventuellement, « de se compter ». Le discours du secrétaire général sur le rapport d’activité relève d’une trame commune à toutes les organisations : véritable patchwork où l’on part de l’actualité internationale pour traiter de l’actualité nationale, puis de la situation de l’organisation. Pourtant, si le discours sur le rapport d’activité demeure une pièce essentielle dans le déroulement du congrès, le moment de réponse aux délégués n’a plus le même statut selon les organisations : si le secrétaire général répond aux intervenants à la CFDT ou à FO, c’est le membre de la direction chargé de la commission sur le bilan d’activité qui répond à la CGT. Par exemple, lors du congrès de 2009, ce n’est pas Bernard Thibault qui répond mais Maïté Lassale, membre du bureau confédéral. Dans son étude sur le congrès de 1991 de la FEN, Bertrand Geay montre combien la réponse du secrétaire général après les interventions des délégués sur le rapport d’activité constitue une épreuve de virtuosité où il s’agit à la fois de montrer que les critiques ont été entendues, mais aussi de remettre chacun à sa place (en l’occurrence les tendances minoritaires à la FEN), tout « en donnant l’impression d’une certaine spontanéité » (Geay, 2006, 310). Dans une organisation comme la CGT où une très large proportion des délégués, mais aussi des responsables de l’organisation, relève des catégories ouvrières, employées et des professions intermédiaires6, la virtuosité de l’orateur est appréciée avec clémence. Buter sur des termes, ne pas bien marquer les ponctuations ne constituent en aucun cas des critères d’appréciation. Pour autant, il est demandé au secrétaire général d’être d’une certaine façon « charismatique » et lors du congrès de Toulouse, en 2013, le successeur de Bernard Thibault, Thierry Lepaon, a fait l’objet de nombreuses critiques dans les travées du congrès car « trop long » et « ennuyeux » (« formé à Cuba » plaisantaient aussi certains délégués). L’appréciation des différents sens mis dans la notion de « charisme » serait évidemment ici à explorer tant, dans la CGT, cela renvoie aussi bien à une certaine conception du rôle du « général » (du secrétaire général), aux traces d’une culture politique communiste où il s’agit de montrer une maîtrise des sujets de société qu’à des formes de démarcation (via l’humour par exemple) par rapport au style oratoire des élites dominantes.
  • 7 Bien que depuis 2006 et le congrès houleux qui a succédé à l’acceptation de la réforme Fillon sur l (...)
  • 8 Roberto Michels analysait déjà la façon dont les « gueulards » dans la CGT révolutionnaire d’avant (...)
  • 9 On pourrait faire ici le parallèle avec la valorisation de la virilité dans les services d’ordre de (...)
11Depuis quelques années, le temps de parole accordé aux délégués sur le rapport d’activité – moment où peuvent s’exprimer toute une série de critiques sur le mandat écoulé, sur la conduite d’une mobilisation par exemple ou sur la position adoptée face à une mesure gouvernementale – tend à se réduire. Une ligne de fracture semble s’esquisser ici entre des organisations qui continuent à faire de la séquence du congrès consacrée au rapport d’activité un moment décisif – plusieurs journées et séances nocturnes à FO - et les organisations qui ont considérablement réduit ce moment de débat (une demie journée à la CGT, voire moins encore à la CFDT7). Au sein de FO, ces longs moments sur le bilan d’activité, avec un temps de parole illimité, favorisent les effets de tribune, c’est-à-dire des prises de parole aux accents lyriques. Il s’agit de capter l’attention de la salle en invoquant les principes fondateurs de l’organisation (laïcité, républicanisme, autonomie), en dénonçant le comportement des autres syndicats, en incarnant d’une certaine façon l’identité de Force ouvrière par le verbe. Cette tradition oratoire – dont Marc Blondel jouait beaucoup – sert aussi à inscrire l’organisation dans la tradition du mouvement ouvrier, en valorisant les « gueulards »8, la figure des syndicalistes combattifs, capables de tenir un auditoire quelques minutes. Ce type de prise de parole est particulièrement genré, avec une dimension fortement « viriliste »9 et par là-même excluante. Ces séquences se caractérisent également par un fort décalage entre le discours qui est alors tenu sur l’organisation et la réalité de ses actes, positions ou déclarations. Mais tout se joue comme s’il s’agissait d’incarner la vérité cachée de l’organisation, celles que les militants détiennent et qui fondent leur appartenance collective (Yon, 2010). Ces effets de manche sont, en même temps, loin de tenir en haleine l’assemblée et l’immense salle des congrès de FO est en règle générale le théâtre d'un va et vient incessant des délégués qui sortent arpenter d’autres lieux, vers la buvette ou vers les stands. Mais cette organisation des débats permet aussi aux sensibilités minoritaires au sein de FO – trotskystes, libertaires ou anarcho-syndicalistes – d’avoir l’opportunité de témoigner d’une présence plus importante à la tribune que dans la vie quotidienne de la centrale, du moins au niveau confédéral. 
12Qu’elles portent sur le rapport d’activité ou sur les résolutions, les interventions sont en général très construites à la CFDT ou le représentant dispose de huit minutes pour développer un point de vue. Les délégués se succèdent au pupitre, dans un décorum intimidant où s’expriment surtout les professionnels de l’organisation. A la CGT, le temps de parole est plus court, mais peut varier selon l’importance du débat (jugée telle par la Commission d’animation des débats qui est une émanation de la direction). Pour certains points de la discussion, ceux qui veulent prendre la parole font la queue devant plusieurs micros répartis dans la salle : ils interviennent nombreux, parfois de manière spontanée, mais chacun dispose de peu de temps. Les prises de parole sur le rapport d’activité donnent le plus souvent lieu à la CGT à une présentation des « faits d’arme » des syndicats d’entreprise : les adhésions réalisées, les luttes menées, sans qu’un débat construit sur l’activité passée ne parvienne véritablement à se développer. Il s’agit là encore de se montrer, d’attester de la vitalité de l’organisation. Ces interventions de délégués s’achèvent régulièrement par des « vive la CGT ». 
13Autre élément du dispositif matériel permettant au congrès de se tenir, leur organisation spatiale indique des choix et signale des évolutions : le type de salle, salle conçue pour le spectacle pour la CGT et la CFDT avec prise de notes sur des espaces souvent restreints dans une quasi obscurité ou salle « à l’ancienne » pour FO, avec présence de larges tables, organisées par fédérations, et idéalement présentées comme espace de travail. L’organisation de la tribune évoque une mise en scène théâtrale dont les concepteurs de spectacle se sont emparés. Les agences de communication sont ainsi sollicitées pour inventer le jingle du congrès, une iconographie voire aujourd’hui une infographie qui transparaissent sur les écrans géants de la salle principale et qui sont omniprésents également dans les salles à l’entour de celle du congrès.
14Les organisations qui échappent le plus à cette emprise d’une communication institutionnalisée sont FO et Solidaires. L’union syndicale Solidaires se distingue également par le fait que son congrès n’attire pas (encore) des dizaines de représentants de mutuelles, d’organismes de protection sociale complémentaire et de cabinets d’expertise auprès des CE et des CHSCT ; dimension qui est, à l’inverse, très développée à Force ouvrière où la salle qui accueille les stands est particulièrement fournie et animée. La remarque n’est pas anodine : au travers de ces stands, parfois tenus par d’anciens responsables syndicaux qui ont trouvé dans ces organismes une voie de reconversion, ce sont les mondes parallèles et interconnectés du syndicalisme qui se donnent à voir.

2 – Le congrès comme lieu de socialisation militante

  • 10 Nous entendons ici la notion de culture militante comme des « formes culturelles incarnées dans des (...)
15Les congrès sont intéressants à étudier parce qu’ils jouent, on l’a dit, d’autres rôles que ceux définis dans les statuts : en rassemblant en un même lieu et sur plusieurs jours le « corps militant » des organisations, ils constituent un moment privilégié de production symbolique nécessaire à la cristallisation en longue période des cultures militantes10. Les congrès contribuent d’une certaine manière à stabiliser des éléments culturels, à les inscrire dans la durée : ce qui ne veut pas dire que ces derniers ne sont pas objets de conflits et de modes d’appropriations pluriels. De ce point de vue, en tant qu’arènes de débats et de mise en scène des différentes légitimités militantes, les congrès donnent aussi lieu à des arrangements sans cesse renégociés. Comme nous le verrons plus loin, le fait de célébrer, au moins par la parole, des luttes sociales jugées emblématiques constitue une sorte d’incontournable des congrès CGT, propos énoncés depuis la salle si les responsables de la tribune ne le font pas. Dans la même idée, l’évocation régulière des composantes d’une « tradition » républicaine (la laïcité, les grands combats sociaux) étaye aussi bien, lors des congrès de FO, les discours des dirigeants que celui de responsables d’unions départementales ou de syndicats qui se posent plus ou moins comme contestataires face à la direction, construisant à la fois une grammaire commune et pourtant hétérogène.
  • 11 Voir sur ce sujet : (Essertaize, 2014). 
  • 12 Il y avait 45% de femmes parmi les délégués au congrès confédéral de 2013, contre 29% au précédent (...)
16Les études par questionnaires contribuent à produire une photographie « à l’instant t » des délégués présents, à interroger leur profil socioprofessionnel et leur parcours militant, dans l’idée de comprendre ce que ces éléments disent aussi de l’organisation. Elles ne permettent pas toutefois de rendre entièrement compte des logiques qui ont procédé à la fabrication des délégations. Dans le cas de la CGT, ce sont les structures intermédiaires, c’est-à-dire, les UD et les fédérations qui se saisissent des consignes imposées par la direction confédérale (rajeunissement, féminisation, plus forte représentation du secteur privé) pour à la fois inciter les syndicats à désigner tel ou tel délégué, mais aussi pour présenter des candidats aux instances confédérales (comme la commission exécutive élue par le congrès). Cette « fabrique » des candidatures suppose une forte habileté politique, une connaissance interne des rouages de l’organisation, afin de faire des critères imposés non pas des entraves mais des points d’appui pour que la candidature aboutisse11. Cette logique de « quotas » a largement contribué à rajeunir et à féminiser12 le congrès confédéral de la CGT de 2013, ce qui a également eu des effets sur la dynamique collective du groupe comme nous l’évoquerons plus loin.
17Le sens de la participation au congrès est toutefois différent selon les organisations et surtout, les délégations ne sont pas élaborées de la même manière. A la CFDT, il existe une certaine professionnalisation : les délégués sont les responsables de syndicats et de syndicats d’une certaine taille. Ce sont les professionnels de l’organisation, ils ont les codes et sont de plein pied dans les discussions. Ceux-là donnent le ton, les néophytes sont d’emblée intégrés dans la sophistication des procédures. Les amendements mis en débat sont connus très à l’avance, ils ont été débattus avant le congrès, les délégués viennent avec un mandat et ceux qui interviennent ont eu tout le temps de peaufiner leur argumentaire. Ils sont là en raison du rôle qu’ils jouent dans leur structure et peu sont des débutants en syndicalisme. 
  • 13 Cette proportion tend à se maintenir dans le temps. Nous renvoyons ici à l’une des études par quest (...)
18À la CGT, en partie à FO, la participation est un moment important de socialisation militante, une sorte d’épreuve initiatique pour les entrants en syndicalisme. A la CGT, il y a toujours une proportion très importante de « primo-participants », autour de 80% à chaque congrès13. Pour ceux-là, le congrès est un moment de découverte de la dimension interprofessionnelle du syndicalisme dans lequel ils viennent de faire leurs premières armes. Le but est de les impressionner, dans les divers sens du terme, leur montrer qu’ils participent à une organisation et à une cause dont ils constatent physiquement l’étendue mais aussi le professionnalisme. De ce point de vue, le congrès – certes sans doute moins que d’autres instances de socialisation militante comme les stages de formation (Ethuin, Yon, 2014) – contribue aussi à l’inculcation des pratiques légitimes au sein du syndicat, des modalités de prise de parole et des façons de se comporter.
19Les habitudes vestimentaires, les normes dans la présentation corporelle, participent de cet apprentissage tout en faisant l’objet d’investissements conflictuels (Geay, 2006, 305). A titre d’exemple, une large partie des membres masculins de la direction confédérale qui sont intervenus à la tribune lors du dernier congrès de la CGT, à Toulouse, en 2013 portaient un costume cravate : pratique vestimentaire, plutôt associée aux cadres ou aux employeurs, qui n’a pas manqué d’étonner par exemple de jeunes délégués qui assistaient pour la première fois à ces assises et qui étaient pour la plupart habillés de façon ordinaire, le plus souvent en jeans et tee-shirt. Le port ostensible du costume des dirigeants, dans les moments de prise de parole, contribue à faire prendre conscience chez ces jeunes délégués de l’importance de leur organisation, mais aussi de la distance qui les sépare malgré tout du corps spécialisé des « permanents ». La mise en scène de ces habitudes vestimentaires peut d’un côté être contreproductive et détacher des primo-congressistes d’un univers dont ils se sentent exclus, mais elle peut aussi, d’un autre côté, susciter des vocations, rassurer sur le fait qu’il est possible, d’une certaine façon, de faire carrière dans l’organisation. La cravate ne constitue évidemment pas un signe distinctif de tous les permanents et il conviendrait ici de différencier plusieurs cercles de « dirigeants » au sein de l’organisation : sur le lieu du congrès sont présents aussi bien une partie des conseillers techniques qui officient dans les différents services de la confédération (et qui peuvent être des salariés de celle-ci), des responsables de fédérations dont le mandat n’est pas en jeu, les membres déjà confirmés des différentes instances de l’exécutif (commission exécutive, bureau confédéral) comme ceux pressentis pour y entrer. Le fait de se soumettre à des codes vestimentaires (le costume, la cravate, le tailleur pour les femmes…) peut répondre à plusieurs logiques dont celle d’apparaître comme un haut responsable inscrit dans différents espaces sociaux, mais aussi comme un militant fiable, capables de maîtriser – et ce, encore plus si l’on est issu d’un milieu populaire, avec un faible capital scolaire - sa présentation de soi face à de hauts fonctionnaires ou à des ministres. A l’inverse, le fait d’arborer une tenue plus relâchée peut servir – pour des secrétaires généraux de fédération qui ne visent pas, par exemple, le bureau confédéral – à rappeler que l’on fait partie du corps des militants face à ceux qui sont en charge de conduire au jour le jour l’organisation. Ces choix vestimentaires ont, de façon diffuse, quelque chose à voir avec le type de syndicalisme qui est défendu, avec la place que l’on occupe dans l’organisation. Pour autant, les responsables de l’organisation, dans leur diversité, jouent de ces apparences et peuvent alterner, au fil de la semaine, différents « affichages », qu’ils interviennent à la tribune, reçoivent des délégations étrangères ou participent au repas convivial de leur UD ou de leur fédération.
20Dans tous les cas, être appelé à la tribune pour modérer les débats ou y intervenir afin de présenter une résolution constitue un moment d’adoubement ou de confirmation dans une carrière militante, un signe de reconnaissance d’une intégration potentielle au milieu des (futurs) dirigeants. Une jeune secrétaire générale d’une union départementale de la CGT, élue en 2010 à ce poste après une période très conflictuelle au niveau local, nous a ainsi expliqué qu’elle comprenait ainsi la sollicitation qui lui avait été adressée. Elle avait cependant conscience qu’il ne s’agissait que d’un signe parmi d’autres, tributaire des choix qu’elle était en train de faire dans la guerre de succession alors en cours à la CGT.
21Une tension est ainsi présente dans l’univers clos du congrès entre des espaces où s’expriment les codes de la socialisation militante et d’une certaine façon populaire – la buvette à la CGT ou à FO où, contrairement à la CFDT et ses éco-congrès, l’alcool n’a pas disparu – et d’autres lieux traversés par les enjeux de pouvoir et/ou qui restituent ce que le syndicalisme a de plus institué et de plus intégré dans l’univers des relations professionnelles. Rappelant que le congrès vient rompre le cours ordinaire de l’action syndicale et s’inscrit dans une temporalité singulière, Gildas Renou distingue deux registres de sociabilité observables dans ces « grand-messes ». Le premier renvoie à une « sociabilité de remotivation » qui concerne surtout des militants investis au niveau local, lesquels trouvent dans le congrès à la fois un temps de relâchement par rapport à leur routine et des formes de réactivation de leur sentiment d’appartenance à un collectif plus large. Le deuxième registre est celui d’une « sociabilité d’initiés politiques »pour des militants plus fortement investis dans le jeu interne, inscrits dans des réseaux d’interconnaissance liés à leur participation à différents niveaux de l’organisation et qui disposent davantage des codes pour interpréter les enjeux implicites derrière les textes soumis au débat et les procédures électorales (Renou, 2003).
22Vis-à-vis de ce corps militant incarné par le temps du congrès, l’organisation met explicitement en scène des rituels d’intronisation et de reconnaissance, par exemple ce passage à l’ouverture des assises de la CGT où sont appelés à la tribune le plus jeune et le plus âgé des délégués. La salle acclame les anciens par respect d’une histoire toujours valorisée dans l’univers cégétiste et le (ou la) plus jeune délégué(e) incarne la relève porteuse d’espoir. Le congrès débute d’ailleurs systématiquement par un hommage « aux morts » avec quelques minutes de silence où les portraits de tous les disparus durant les trois ans écoulés sont projetés sur les écrans. La CFDT connaît moins ses moments de rituels, bien que la présence des anciens secrétaires généraux de l’organisation (Edmond Maire, Jean Kaspar, Nicole Notat) – annoncée à la tribune – serve là encore à attester de la continuité institutionnelle, malgré les moments de crise que la confédération a traversés.
23De façon plus générale, le déroulement du congrès, la mise en scène d’éléments culturels, passe par des moments de réassurance de la cohésion du groupe qu’il s’agisse d’affirmer celle-ci en positif ou d’identifier ce que l’on rejette. A la CGT, c’est le congrès débout qui accueille en 2006 les délégations des organisations de jeunesse lycéenne et étudiante (UNEF, FIDL et UNL) sorties victorieuse du mouvement contre le CPE, sans s’interroger sur le rôle effectif joué par celles-ci. En 2009, ce sont les sans papiers soutenus et organisés par la CGT qui traversent la salle en musique, montent sur la scène et sont accueillis par Bernard Thibault, sans qu’il y ait, là non plus de débat, sur la lutte en cours. La célébration d’une mobilisation collective en cours participe de l’identité combattive que la CGT entend valoriser auprès de son corps militant. Pour autant, lors du congrès confédéral de 2013, à Toulouse, ce moment attendu n’a pas eu lieu, renforçant d’une certaine manière les inquiétudes d’une partie des délégués sur les orientations de la centrale. Il est finalement venu de la salle lorsqu’un congressiste a évoqué la lutte menée par les travailleurs de l’usine Fralib pour sauver leur emploi et se réapproprier collectivement l’outil de production afin de redémarrer l’entreprise sous la forme juridique d’une Scop. Cette intervention a déclenché des salves d’applaudissement, les délégués debout souhaitant signifier et saluer l’exemplarité de cette lutte. Le président de séance a alors eu la maladresse – au regard de la culture CGT - de rappeler à l’intervenant que son temps de parole était limité à trois minutes. « Comment résumer trois ans de lutte en trois minutes ? » a répondu celui-ci, emportant l’adhésion de la salle, face à une direction du congrès qui apparaissait, par contraste, comme fortement détachée du corps militant.
24Quelle que soit l’organisation, l’allocution du représentant de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) contribue toujours à rassembler, en contre ou en pour : à FO depuis les années 1990 le représentant de la CES se fait copieusement siffler et donne lieu à un moment de défoulement collectif où se mélange des expressions nationalistes et antilibérales, tandis que celui de la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) – associé à l’engagement historique de FO dans l’anticommunisme - est très bien accueilli. L’annonce de la présence des délégations étrangères, des messages d’un grand nombre d’organisations « amies » fait l’objet d’applaudissements prolongés auxquels tous les délégués participent. La dimension internationale est ainsi particulièrement mobilisée pour montrer le caractère universel des valeurs qui fondent les références du mouvement et qui viennent stimuler le sentiment d’appartenance. Cette dimension est également prégnante à Solidaires où il s’agit d’attester que malgré son peu d’ancienneté, sa position marginale par rapport à la CES et à la CSI, l’organisation dispose de relais au niveau international. Au travers des interventions des invités représentant mouvements sociaux, associations, syndicats étrangers, revues critiques, Solidaires entend ainsi rappeler qu’elle conçoit son syndicalisme en lien avec d’autres mouvements de lutte et qu’elle participe d’une dynamique plus large de contestation.
  • 14 Pour renvoyer ici à l’usage par Jacques Lagroye (2006) de la notion de régime de vérité pour l’anal (...)
25Lieu de production et d’activation des logiques d’identification militantes, d’une culture organisationnelle, les congrès le sont surtout par les discours qui y sont tenus sur les « autres ». Le moment des assises permet de réaffirmer la « vérité » de l’organisation14, soit le bien-fondé de son positionnement dans le champ syndical. Cette production discursive qui consiste à dire les frontières entre « nous » et « eux » se fait à la tribune, mais aussi dans les allées du congrès, dans les moments de convivialité. Des spectres hantent ainsi les différents congrès et ne sont pas toujours les mêmes.

3 – Retour sur les enjeux de démocratie syndicale

26Dans chacune des organisations, le discours sur le congrès, produit en amont et en aval mais aussi dans le cours même de l’événement, est un discours performatif sur la dimension démocratique de celui-ci. Cette dimension est intéressante, non pour ce qu’elle révèle de la distance entre le réel et ce qui serait les « normes » d’une « bonne » démocratie syndicale, mais pour ce qu’elle dit des façons dont les délégués se saisissent des pratiques perçues comme légitimes à un moment donné et qui informent leurs représentations. 
  • 15 Les congrès récents de la CFDT donnent lieu à des votes plus serrés. Durant les années 1990, les am (...)
27Expression des syndicats, le congrès doit attester que le débat existe. Depuis la fin des années 1990, la CGT met en œuvre avant la tenue de ses assises un vaste processus de consultation des syndicats, via des réunions et des forums sur le site internet. L’existence de ces dispositifs est fortement célébrée dès le début du congrès pour attester du caractère irréprochable de celui-ci. Ce discours performatif est d’autant plus central à la CGT que l’expression de minorités ou de tendances oppositionnelles n’est pas reconnue de façon statutaire, voire suscite un fort rejet « culturel » (Narritsens, Frajerman, 2008). Il est d’autant plus important de présenter l’organisation à la fois comme unie, mais aussi comme ouverte aux discussions. La séquence sur le rapport d’activité, bien qu’elle tende à se réduire comme il a été dit plus haut, ainsi que la discussion de quelques amendements lors du vote sur les résolutions, permettent aux courants les plus critiques de se faire entendre et donnent d’ailleurs l’impression d’une relative importance de ces derniers, alors même que les textes sont généralement votés in fine à plus de 80%, voire à plus de 90% des suffrages exprimés15. Mais pour les militants soucieux de faire passer un message critique, il est indispensable de ne pas apparaître comme animés par une logique fractionnelle (de ne pas être clairement identifié, par exemple, comme membre d’une organisation d’extrême gauche). L’acceptation des règles du jeu, c’est-à-dire aussi le gage de participer à la continuité de l’organisation, d’accepter le sens de ce rite d’institution, fait partie de la condition sine qua non pour que le propos soit entendu. Les modalités de discussion des amendements à la CGT sont illustratives de cet enjeu. Alors même que la sélection des amendements qui seront discutés en séance fait l’objet d’un long travail de préparation politique en amont du congrès, puis lors des commissions dont les membres sont largement choisis par la direction sortante, des militants nous expliquent qu’il serait fortement perçu comme irrespectueux par rapport aux procédures dont s’est dotée l’organisation de proposer un nouvel amendement en séance. Le poids du collectif impose ici que des pratiques de démocratie directe qui, ailleurs, pourrait être vues comme un minima à mettre en œuvre soient au contraire perçues comme opposées à la démocratie syndicale.
  • 16 Nous devons une partie de ces réflexions aux discussions menées avec les participants du séminaire  (...)
28Est-ce à dire qu’il n’existe, de fait, aucune incertitude dans un congrès et que son déroulement s’avère totalement maîtrisé ? C’est loin d’être le cas, bien que les directions syndicales s’efforcent d’encadrer et de réduire au maximum cette incertitude16. A Strasbourg, en 1988, la direction de la CFDT a perdu pendant quelques minutes le contrôle du congrès qui, debout, demandait un droit d’intervention à Pierre Héritier qui venait d’être évincé de la Commission exécutive et du Bureau national par un Edmond Maire sur le retrait. À Montpellier, en 1995, le congrès de la CFDT s’est achevé dans la plus grande confusion après qu’une grande partie des militants ait refusé de se prononcer sur une résolution générale amputée d’une partie amendée par le congrès. De tels moments de perturbation de l’ordre établi ont pu exister à la CGT, mais de façon moins marquée, dans la mesure où, comme indiqué plus haut, il n’y a pas d’oppositions véritablement constituée et que le fait d’apparaître comme telle présente, pour les équipes ou militants qui le tentent, un risque de disqualification. Lors du 47e congrès de la CGT à Montpellier en 2003, le fait qu’un représentant du comité national des privés d’emplois ait été évincé de la liste des candidats à la Commission exécutive déclenche une réaction du congrès, avant tout fondée sur l’émotion, et donne lieu à un vote qui n’était pas prévu par la direction confédérale. Une logique de vote individuelle semble prédominer (les délégués ne sont pas mandatés sur cette question) à la suite d’interventions vibrantes d’une des animatrices du comité national des privés d’emploi. Cependant, une interruption de séance permet aux responsables des fédérations de canaliser le mécontentement et le fait d’autoriser un représentant des chômeurs à se présenter à la candidature est finalement écarté de peu. 
29Une séquence relativement semblable s’est déroulée lors du 50e congrès en 2013. Au quatrième jour de ces assises, le premier vote sur la modification des statuts a été négatif, à la grande surprise de la direction de l’organisation. Il s’agissait d’une modification statutaire relative à la place des retraités (et à leur poids) dans la centrale. Ce qui est intéressant ici est que ce vote a cristallisé toute une série de mécontentements accumulés durant la semaine du congrès. Comme nous l’avons rappelé plus haut, l’assemblée est en large partie composée de primo-congressistes qui font l’apprentissage de ce type d’événements et des règles qui leur sont présentées comme structurant la vie démocratique de l’organisation. Or, à plusieurs reprises lors des premiers jours des assises, des délégués avaient demandé, sur des points litigieux, que des votes « séparés » soient organisés (c’est-à-dire voter la première partie d’un paragraphe d’une résolution faisant apparemment l’objet d’un consensus, puis la partie soulevant débats). A chaque fois, la direction du congrès a refusé une telle procédure en expliquant qu’elle n’était pas pratiquée au sein de la CGT. Pourtant, lorsque le premier point des modifications statutaires sur la place des retraités est rejeté, c’est le secrétaire général sortant, Bernard Thibault, qui monte à la tribune – alors même que son intervention n’est pas prévue à l’ordre du jour – et qui propose aux délégués de voter de nouveau sur les modifications statutaires (il présente ce vote comme un impératif pour l’organisation) en retirant le point sur les retraités qui fera l’objet d’un travail à part. En séparant les raisons qui s’étaient agglomérées dans le rejet des statuts, il permet de découpler les oppositions et d’obtenir un acquiescement à la réforme proposée. Cet accommodement avec les règles, ainsi que cet usage tactique de la légitimité dont Bernard Thibault se sait doté, provoquent des remous chez les délégués et donnent lieu à force discussions dans les couloirs du congrès. Les responsables de délégation, ainsi que les secrétaires d’UD ou de fédérations qui sont présents, ont alors pour rôle – comme dans le cas précédent des chômeurs – de faire accepter que l’autorité de l’organisation prévale sur la dynamique de démocratie spontanée qui s’était instaurée dans le congrès (Essertaize, 2014).
30Plusieurs enseignements peuvent être dégagés de ce dernier épisode. Il serait possible d’en avoir une lecture mettant en avant la logique bureaucratique explicitement à l’œuvre : dès qu’une forme d’incertitude apparaît, la nécessité de préserver avant tout les intérêts de l’appareil prime sur le respect des règles et des procédures. Une autre lecture, plus complémentaire que contradictoire, mettrait en avant les processus d’apprentissage dans une assemblée tel qu’un congrès. Bien qu’une proportion importante des délégués dispose d’une expérience très limitée, ils gagnent collectivement en confiance au fil des jours et finissent par s’opposer, sur un vote, à la direction. Cette deuxième interprétation a le mérite d’insister sur les modalités d’apprentissage des jeux délibératifs par des acteurs qui ne sont pas des professionnels, mais des profanes de la politique. De ce point de vue, par-delà leurs limites, les congrès constituent aussi des lieux de socialisation à l’expression en public et au maniement d’une argumentation. Autre lecture, là encore complémentaire, ce genre de crise peut mettre à jour les sujets particuliers de tension et en modifier les modes de règlements au sein de l’appareil (la question sensible de la représentation et des modes d’organisation des retraités). 

Conclusion

31Les observations rassemblées ici plaident pour une approche de la forme congrès qui renseigne sur la dynamique sociopolitique des organisations et sur les appropriations multiples des modalités de débat en vigueur dans chaque confédération. Le champ syndical français est fragmenté, les congrès donnent à voir certaines dimensions des principes de séparation à l’œuvre au sein de la représentation des salariés. S’il y a quelques grandes constantes dans les dispositifs symboliques de ces mises en scène, la participation à ces grands rituels permet d’objectiver des évolutions bien réelles mais parfois peu perceptibles dans une approche « à distance ». Les prises de parole au sein de ces congrès donnent de moins en moins lieu à des comptes rendus exhaustifs et si bien des médiations opèrent entre les discours performatifs entendus dans ces arènes et la réalité sociale sous jacente au travail de représentation, il y a bien une matière sociale en mouvement dans ces moments singuliers qui rythment la vie des organisations.
32La participation à ces grands rassemblements est l’occasion d’un glanage qui peut être systématique ou aléatoire, mais qui nourrit en tous cas la documentation du chercheur. Les congrès sont des moments où les organisations se donnent à voir, à elles-mêmes et aux mondes extérieurs, ces intentions sont des composantes parmi d’autres de l’observation et des ressources précieuses pour l’analyse.
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Bibliographie

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Notes

1 Nous traitons ici des congrès confédéraux, mais une partie de ces dimensions est valable pour les congrès des structures interprofessionnelles territoriales, ainsi que pour ceux des fédérations professionnelles.
2 Pour une étude pionnière sur ces questions de démocratie syndicale : (Lipset, Trow, Coleman, 1956) ; pour une mise en perspective de ces travaux : (Voss, 2010).
3 Nous entendons la notion de dispositif dans un sens foucaldien et telle qu’elle a pu être retravaillée par la sociologie des institutions. L’idée est de rendre compte de la façon dont des éléments apparemment techniques et neutres, tels qu’ils sont utilisés et actualisés dans les pratiques des acteurs, recouvrent de fait une dimension de pouvoir. Nous renvoyons notamment au numéro « Dispositifs » de Terrains & Travaux, n°11, 2006. L’analyse critique des dispositifs de participation nous est également ici très utile (Cefaï et alii, 2012).
4 Sur l’usage de la ressource du nombre : (Offerlé, 1998, 110-118). 
5 Dans la quasi-totalité des autres pays, le congrès de l’organisation faitière (la confédération) est le congrès des structures intermédiaires, principalement les fédérations professionnelles.
6 Lors du congrès de la CGT à Toulouse en 2013, les PCS des délégués sont les suivantes (selon les chiffres de l’organisation) : 24,8% sont ouvriers et 41,5% employés. 
7 Bien que depuis 2006 et le congrès houleux qui a succédé à l’acceptation de la réforme Fillon sur les retraites en 2003, un temps plus important a été accordé pour l’expression d’un malaise qui peinait à être contenu.
8 Roberto Michels analysait déjà la façon dont les « gueulards » dans la CGT révolutionnaire d’avant 1914 se construisaient une légitimité qui apparaissait comme non contestable (Michels, 1992).
9 On pourrait faire ici le parallèle avec la valorisation de la virilité dans les services d’ordre des manifestations : (Sommier, 1993). Sur l’imposition des rapports de domination liés à la construction des genres dans les assemblées : (Dunezat, 2008). 
10 Nous entendons ici la notion de culture militante comme des « formes culturelles incarnées dans des routines et des usages pratiques, stabilisées dans des arrangements institutionnels, disputées au cœur d’arènes de controverses et de conflits » (Cefaï, 2001, 93)..
11 Voir sur ce sujet : (Essertaize, 2014). 
12 Il y avait 45% de femmes parmi les délégués au congrès confédéral de 2013, contre 29% au précédent congrès.
13 Cette proportion tend à se maintenir dans le temps. Nous renvoyons ici à l’une des études par questionnaires que nous avons réalisée lors d’un congrès confédéral de la CGT (Béroud, Garibay, 2004).
14 Pour renvoyer ici à l’usage par Jacques Lagroye (2006) de la notion de régime de vérité pour l’analyse des institutions..
15 Les congrès récents de la CFDT donnent lieu à des votes plus serrés. Durant les années 1990, les amendements retenus en amont étaient en général réducteurs par rapport aux débats dans l’organisation (dans l’objectif de produire une image dépréciative de l’opposition interne) et conduisaient à de forts rejets. C’est moins le cas depuis 2003, suite à la sortie de la CFDT de nombreux syndicats ou fédérations contestataires de la ligne majoritaire.
16 Nous devons une partie de ces réflexions aux discussions menées avec les participants du séminaire Symett, au sein du laboratoire Triangle, lors d’une séance sur l’étude des congrès tenue en 2013. Nous remercions particulièrement François Alfandari et Laurent Essertaize pour les échanges avec eux lors de notre observation commune du dernier congrès confédéral de la CGT.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie Béroud et Jean-Marie Pernot, « Usages différenciés de la forme congrès : un regard comparé sur la CGT, la CFDT et FO », Socio-logos [En ligne], 11 | 2015, mis en ligne le 09 décembre 2015, consulté le 29 décembre 2015. URL : http://socio-logos.revues.org/3056
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Auteurs

Sophie Béroud

MCF Université Lyon 2/laboratoire Triangle

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Jean-Marie Pernot

Chercheur à l’IRES
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Droits d’auteur

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