Travailleurs détachés : dumping social à tous les étages
publié le 11/10/2016 à 17H24
par
Anne-Sophie Balle et Marie-Nadine Eltchaninoff
Pendant que les pays de l’Union européenne s’écharpent sur la législation, la fraude est de plus en plus sophistiquée… et les salariés trinquent.
L’Europe doit revoir sa copieL’Union européenne s’apprête à réviser la directive sur le travail détaché,
malgré l’opposition d’une partie des États membres. Une réforme
nécessaire à un moment où la fraude au détachement atteint des sommets.
La
directive sur les travailleurs détachés fait partie des sujets qui
divisent l’Union. Cela s’est vérifié ce printemps avec la procédure de
« carton jaune » déclenchée par onze États membres – dix pays d’Europe
centrale et orientale et le Danemark – contre un projet de révision
présenté par la Commission européenne.
Rappelons
que la directive adoptée en 1996 permet à une entreprise d’un État
tiers d’opérer une prestation de service pour le compte d’une entreprise
française, par exemple en détachant ses salariés en France ; ceux-ci
sont payés au moins au Smic (salaire minimum du pays d’accueil) mais les
cotisations sociales sont calculées selon le taux du pays d’origine. De
33,1 % en France, ce taux n’est que de 21 % en Pologne, 13,6 % au
Luxembourg, 6,9 % à Malte.
C’est
pour réduire les écarts de coût du travail, sans toutefois toucher au
principe des cotisations payées dans le pays d’origine, que la
Commission européenne propose aujourd’hui d’aligner le salaire des
détachés sur celui des autres salariés de l’entreprise, avantages
conventionnels compris (treizième mois, prime de Noël,
titres-restaurant)… selon le principe « à travail égal, salaire égal ».
De plus, pour éviter les abus, la durée du détachement ne devrait pas
excéder deux ans.
Onze
pays européens se sont opposés au projet de révision en invoquant le
principe de subsidiarité : la fixation des salaires relevant selon eux
de la compétence des États et non de celle de l’Union européenne.
L’argument n’a pas été retenu par la Commission, qui annonçait fin
juillet que le texte serait transmis tel quel au Parlement européen. « Si
la Commission n’est pas en mesure de percevoir le poids politique de
l’opposition exprimée par onze pays membres de l’UE, cela veut dire que
l’expérience du Brexit ne lui a rien appris », avait aussitôt réagi
le vice-ministre polonais chargé des Affaires européennes. En revoyant à
la hausse les droits des salariés détachés, ce projet de réforme
diminuerait d’autant leur compétitivité en matière de coût du travail.
Et c’est bien ce qui chiffonne les pays les plus pourvoyeurs de
candidats au détachement, qui craignent de voir se raréfier les
débouchés pour leurs ressortissants. Comment en est-on arrivé à une
telle crispation ?
En
1996, lorsque la directive a été rédigée, l’Union européenne ne
comptait que quinze États membres aux standards sociaux relativement
homogènes. La possibilité de détacher des travailleurs ne pouvait avoir
que des effets vertueux. « Dans les années 90, on pensait que la
libre circulation des capitaux, des services, des biens et des personnes
allait améliorer la vie de tous les citoyens européens »,
note Sylvie Goulard, députée européenne (groupe de l’Alliance des
démocrates et des libéraux pour l’Europe). L’élargissement à l’Est
en 2004 et 2007 a quelque peu modifié la donne.
Les écarts de coûts salariaux se sont creusés, passant d’un rapport
de 1 à 3 au moment de l’entrée de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce,
à un rapport de 1 à 10 après l’arrivée des pays d’Europe centrale et
orientale. Des disparités qui ont fait exploser le recours au travail
détaché, dès lors accusé de favoriser le dumping social. « On n’a
pas suffisamment pris en compte à l’époque à quel point cela allait
devenir difficile à gérer à cause des différences de niveaux de vie,
estime la députée européenne. Même les plus favorables à la libre
circulation ont fini par admettre que cela pouvait être un problème. » Les pays d’Europe centrale et orientale auraient-ils été intégrés trop tôt et trop vite ? « Ceux qui étaient de l’autre côté du rideau de fer n’ont pas trouvé que c’était trop rapide !, remarque Sylvie Goulard.
Aujourd’hui, nous observons un effet de rattrapage sur le plan de la
croissance et du niveau de vie dans des pays comme la Pologne, les pays
baltes ou la République tchèque. Pour que le marché intérieur européen
reste dynamique, nous avons besoin d’une certaine dose d’émulation et
d’ouverture. »
Bien plus que le détachement
lui-même, c’est le contournement de la législation européenne qui crée du dumping social.
lui-même, c’est le contournement de la législation européenne qui crée du dumping social.
Par
ailleurs, comme l’explique Marie-Hélène Anselme, responsable du projet
Euro-détachement à l’Institut national du travail, de l’emploi et de la
formation professionnelle, « le détachement est un phénomène à
double face. Quand une entreprise française délivre une prestation à
l’étranger, cela lui permet de se développer, cela améliore l’économie
et enrichit les parcours des travailleurs ».
La
France accueille 230 000 travailleurs détachés déclarés – moins d’1 %
de la population active – mais elle compte aussi parmi les principaux
pays émetteurs. Près de 120 000 Français travaillent dans un autre pays
européen en bénéficiant de ce statut. « Or, en France, le
détachement a mauvaise presse car on l’assimile de façon systématique à
la fraude et au travail illégal. Cela ne fait qu’alimenter un sentiment
antieuropéen croissant sur fond de xénophobie », regrette Marie-Hélène Anselme.
En fait, bien plus que le détachement lui-même, c’est le contournement
de la législation européenne qui crée du dumping social. Selon le rapport publié en 2015 par le sénateur Éric Bocquet
(PCF), près de 300 000 travailleurs seraient détachés illégalement en
France. La Cour des comptes évalue à 380 millions d’euros le manque à
gagner que représentent pour l’État les cotisations sociales non
perçues. Dans le domaine de la fraude au détachement, l’imagination des
employeurs est sans limites : absence de déclaration de détachement,
heures supplémentaires non payées, frais d’hébergement et de transport
déduits du salaire. La fraude, et c’est nouveau, s’organise à grande
échelle. Des sous-traitants en cascade, des entreprises « boîte aux
lettres », domiciliées à Malte ou à Chypre, développent un business de
la fraude qui pose un défi de taille aux corps de contrôle des États. Et
dont la solution passe par une meilleure coopération au sein de l’Union
européenne.
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