jeudi 13 octobre 2016

Acier trop carboné: Pas moins de 87 ‘irrégularités’ portant sur les réacteurs en fonctionnement sont diagnostiquées, 20 concernant des équipements de l’EPR de Flamanville, une affectant un générateur de vapeur non encore installé à Gravelines et 4 relatives à des emballages de transport de substances radioactives.des décennies durant, techniciens et ingénieurs ont maquillé les dossiers de suivi de fabrication. 58 tranches sont toutes issues des réacteurs à eau sous pression, conçus dans les années 1960 par l’Américain Westinghouse.



Creusot Forge: le plus gros incident générique du nucléaire français

Le 26 octobre 2016 par Valéry Laramée de Tannenberg
Un document falsifié par Creusot Forge.
Un document falsifié par Creusot Forge.
ASN
L’Opecst auditionnait, mardi 25 octobre des responsables d’EDF, d’Areva et de l’ASN. But de la réunion: comprendre comment Creusot Forge, filiale d’Areva, a pu violer, des décennies durant, les règles élémentaires de la sûreté. Un scandale aux conséquences «potentiellement majeures» pour le parc nucléaire français. Explication.
En langage nucléocratique, on appelle ça un «incident générique». Le parc nucléaire d’EDF, il a été conçu ainsi, est standardisé. Malgré leur différence de puissance (900, 1.300 et 1.450 mégawatts électriques -MWe), ses 58 tranches sont toutes issues des réacteurs à eau sous pression, conçus dans les années 1960 par l’Américain Westinghouse.
Ce cousinage a de bons côtés: économies d’échelle, mutualisation des moyens, grand retour d’expérience. Il n’est pas dénué d’inconvénients. Si une pièce se révèle défectueuse sur une tranche, le même incident peut se produire ailleurs. C’est déjà arrivé. En 2014, EDF a découvert que l’alimentation électrique de secours (celle qui a fait défaut à Fukushima) de 8 centrales du palier 900 MWe[1] risquait de ne pas supporter une sollicitation trop importante. Embêtant en cas d’incident de longue durée.
Crise grave
L’industrie nucléaire française est en passe de mettre à jour l’un des pires incidents génériques de son histoire. C’est l’une des principales conclusions de l’audition de ses responsables par l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Plus de deux heures durant, les dirigeants d’EDF, d’Areva, de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ont conté, avec plus ou moins de détails, les épisodes de l’une des plus graves crises jamais subies par le parc tricolore.
Acier trop carboné
Suite à un contrôle de la qualité de l’acier de la cuve de l’EPR de Flamanville, fin 2014, il a fallu se rendre à l’évidence: la plus grosse pièce métallique de la centrale normande n’avait pas été correctement forgée par Creusot Forge, filiale d’Areva. Trop de carbone dans le fond et le couvercle de la cuve du réacteur laisse craindre une moindre résistance de l’acier en situation accidentelle, voire incidentelle.
Mise à l’index
L’ASN ordonne une enquête. Elle est conduite par EDF. Quatre couvercles de cuve, des plaques tubulaires et des fonds primaires de générateurs de vapeur sont mis à l’index par les inspecteurs de la sûreté de l’électricien. La ténacité des couvercles et plaques tubulaires est rapidement démontrée. Ce n’est pas le cas des fonds de générateurs de vapeur. Leur constructeur, Areva, prend le relais.
Si les pratiques de Creusot Forge sont «inacceptable» pour EDF, c'est qu'elles lui coûtent cher: une vingtaine de tranches sont (ou vont être) à l’arrêt durant le temps de l’enquête; quelques semaines ou quelques mois. Chaque jour d’arrêt d’un réacteur coûte un bon million d’euros à l’électricien. Mais c’est l’arrivée de l’hiver qui fait craindre le pire Si, les températures baissent rapidement, EDF pourrait devoir massivement importer des MWh. Et pas forcément au meilleur prix.
Ses limiers auscultent les archives de l’usine dont la plupart des fonds sont sortis: Creusot Forge. Pas moins de 87 ‘irrégularités’ portant sur les réacteurs en fonctionnement sont diagnostiquées, 20 concernant des équipements de l’EPR de Flamanville, une affectant un générateur de vapeur non encore installé à Gravelines et 4 relatives à des emballages de transport de substances radioactives.

Forgeron japonais
Tous les générateurs de vapeur trop chargés en carbone n’ont pas été forgés au Creusot. Sur les 46 suspects, 26 ont été fabriqués par Japan casting and forging corporation (JCFC), un forgeron japonais, sous-traitant d’Areva. Pour autant, révèlent les investigations, les mêmes effets n’ont pas les mêmes causes. «Il y a deux sujets, résume Dominique Minière, directeur du parc de production d’EDF: d’un côté la ségrégation en carbone positive des pièces forgées au Japon et de l’autre des irrégularités dans le processus de fabrication au Creusot qui sont inacceptables.»
Les falsifications du Creusot
La non-conformité au cahier des charges d’Areva et d’EDF des pièces livrées par JCFC n’est en rien intentionnelle, semble-t-il. Le forgeron nippon a changé de processus de fabrication, sans forcément se soucier des conséquences en termes de qualité. Rien à voir avec le Creusot, où des décennies durant, techniciens et ingénieurs ont maquillé les dossiers de suivi de fabrication. «Cela s’apparente à de la falsification», s’exclame Pierre-Franck Chevet, le président de l’ASN qui confirme avoir saisi le procureur de la République de cette affaire -laquelle commence à faire trembler l’industrie lourde française.
10.000 dossiers
Car l’affaire Creusot Forge ne concerne pas seulement le nucléaire. Pour le moment, quelques centaines de dossiers d’archive suspects ont été épluchés, identifiés par une double barre sur leur couverture. Mais des coups de sonde dans les milliers d’autres comptes rendus de fabrication laissent craindre le pire. «Nous allons devoir éplucher plus de 10.000 dossiers. Cela nous prendra un an ou deux. Et on trouvera d’autres irrégularités qui nécessiteront un traitement. Cela peut avoir des conséquences majeures pour la sûreté nucléaire», confirme Pierre-Franck Chevet. Il faut donc s’attendre à la découverte de pièce vérolées dans le nucléaire, en France et à l’étranger, mais aussi dans d’autres secteurs industriels, en cours de recensement.
Confiance rompue
Devant un tel déballage, l’étonnement est de rigueur. Comment EDF, Areva et le gendarme du nucléaire ont-ils pu laisser installer un grand nombre de pièces potentiellement défectueuses, pendant des décennies? Du bout des lèvres, Bernard Fontana, PDG d’Areva NP, reconnaît un manque de culture de qualité parmi ses troupes du Creusot. Certains cadres auraient été sanctionnés. Chez EDF, on reconnaît avoir pêché par excès de confiance en… Areva. L’ASN, enfin, estime ne pas avoir les moyens légaux de fouiller tous les dossiers. «Cela me paraît compliqué qu’une autorité administrative indépendante soit dotée de pouvoirs judiciaires», commente Pierre-Franck Chevet.
Pas de réaction en chaîne
Malgré l’importance de la découverte, pas encore de réaction en chaîne. «Ces défauts mettent pourtant en cause la compétence des acteurs, la culture de l’auto-contrôle, les relations entre industriels et les relations d’industriels à Autorité de sûreté», estime Monique Sené, physicienne nucléaire et vice-présidente de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (Anccli). «On peut s’étonner qu’EDF ne se retourne pas contre Areva ou que la Répression des fraudes ne soit pas saisie, commente Yves Marignac. La confiance dans le travail des industriels est irrémédiablement rompue», reprend le directeur de Wise Paris.
Séparer les responsabilités
Et la reconquête de la confiance sera longue. Dominique Minière confirme qu’EDF devra revoir son contrôle de la qualité. Le patron de la production électrique propose aussi qu’Areva sépare les personnels de la production et ceux qui sont chargés du contrôle de la qualité. Anticipant de possibles suites judiciaires, Dominique Fontana veut tenter de remobiliser les équipes du Creusot autour de l’amélioration de la culture de sûreté. Conscient que le gouvernement ne lui accordera pas d’experts supplémentaires, Pierre-Franck Chevet va de nouveau tenter de réformer le financement de l’ASN. Par exemple, en faisant voter par le Parlement que le produit de certaines taxes sur le nucléaire lui soit affecté. Une vieille antienne, toujours d’actualité.
 

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