mercredi 13 février 2013

"Je filme pour guérir. " Une phrase qui vaut aussi pour la société israélienne. Qu’en 1945, il y ait eu l’Holocauste n’a pas empêché la Nakba trois ans plus tard [l’exode de 760 000 Palestiniens, expulsés de leurs terres et qui se virent refuser tout droit au retour, NDLR].Guérir est une lutte et une obligation. La victime n’a pas d’autre choix. En guérissant, on résiste à l’oppression. Les blessures qu’on oublie ne peuvent être guéries

Guy Davidi : “‘Cinq Caméras brisées…’ montre le conflit israélo-palestinien de l’intérieur”

Entretien | A travers les yeux d'un paysan, la résistance d'un village de Cisjordanie. Guy Davidi, coréalisateur, commente le succès de son documentaire multi-primé, à voir sur France 5.


Le 05/10/2012 à 12h38 - Mis à jour le 09/10/2012 à 12h48
Propos recueillis par Marie Cailletet
 Guy Davidi et Emad Burnat, réalisateurs de  Cinq Caméras brisées…  © Alégria

Guy Davidi et Emad Burnat, réalisateurs de Cinq Caméras brisées… © Alégria
Cinq ans durant, Emad Burnat, paysan de Cisjordanie, a filmé la lutte pacifique de son village, Bil’in, contre l’édification par Israël d’un mur de « séparation » privant les habitants de la moitié de leurs terres. Coréalisé avec le vidéaste Guy Davidi, Cinq Caméras brisées, une histoire palestinienne est une plongée dans la quotidienneté de la violence et du non-droit provoqués par l’occupation israélienne. Le documentaire parcours le monde depuis des mois, raflant succès critiques et prix émérites dans les principaux festivals, des Etats-Unis à Amsterdam en passant par Paris, l’Afrique du Sud ou l’Arménie. Entretien avec Guy Davidi.
Avez-vous été surpris par l’écho positif rencontré par le documentaire ?
Dès que nous avons commencé à travailler sur le film avec Emad, dès que s’est dessinée l’idée d’un documentaire à la première personne qui rendrait compte sur un temps long de la lutte d’un village contre l’injustice qui lui est faite, j’ai été sûr du succès. Je pensais juste que cela ne fonctionnerait pas aux Etats-Unis. A cause de la façon de raconter, de la poésie du texte, de cette voix douce d’Emad posée sur des images d’une grande violence. Les Américains sont habitués à un formatage qui joue sur l’émotion, sur la radicalité du vocabulaire. Et, avec ce type de sujet, on est souvent dans une surenchère du type : « Eprouvons de la pitié pour les Palestiniens, de la rage contre les Israéliens ». Notre ton est tout autre. Et pourtant le film a été primé au festival de Sundance.
La lutte de Bil’in a été l’objet d’une médiatisation intense en Israël et dans les pays européens, amenant nombre de délégations à venir exprimer leur soutien sur le terrain. On voit dans le film des alter-mondialistes, de vieux habitués de l’agit prop côtoyer des habitants avec keffiehs. Les femmes sont en revanche terriblement absentes.
C’est la réalité de ce village. Bil’in est assez traditionnel. Dans la lutte, les femmes occupent des fonctions importantes, mais à l’intérieur. On les voit peu dans les manifestations.
Comment avez-vous été amené à collaborer avec Emad ? Quel a été votre rôle ?
Depuis 2005, Emad accumulait les rushs. Je pense qu’il avait envie, lui aussi, de construire un film, sans trop avoir comment s’y prendre. En 2006, un autre documentaire Bil’in my love (Le mur de la colère) avait déjà connu un immense succès. L’enjeu était donc d’imaginer un autre type de film sur la résistance populaire de Bil’in. Emad et moi, nous nous connaissions. Voilà des années que j’explorais « l’ombre de la société israélienne », c’est à dire les territoires occupés. Je participais aux marches pacifiques contre le mur et, comme cinéaste, je réalisais de petits reportages pour internet. J’ai aussi vécu trois mois à Bil’in pour un autre film, coréalisé avec un journaliste suisse.
En 2009, Emad m’a appelé pour me demander de l’accompagner dans la réalisation de son projet. Dans un premier temps, il souhaitait le centrer autour du personnage d’Abid. Puis Fil a été tué. Il a alors songé en faire les deux protagonistes principaux. Moi je ne voulais pas faire un film sur la mort. Je me méfie beaucoup de l’héroïsation des martyrs, courante dans nos sociétés. Il fallait envisager autre chose pour ne pas verser dans une espèce de commémoration des chahid.
J’ai pensé à mettre Emad au cœur du film, à dépeindre le lien, la transmission, entre lui et son fils Jibril, entre lui et son père. Quand je lui ai fait part de mon idée, Emad a craint ne pas disposer de suffisamment d’images relatives à l’intimité de sa vie familiale. Notre rencontre a été l’occasion de vérifier cela, de voir si l’on pouvait aller dans cette direction. C’était le cas. Dans les années qui ont suivi, de 2009 à 2011, je l’ai guidé, j’ai veillé à ce qu’il n’omette pas de tourner des scènes plus personnelles. C’était déterminant pour lier le tout, vu notre choix de narration.
Dans la situation actuelle, était-ce évident pour lui de travailler avec un réalisateur israélien ?
A Bil’in, les habitants sont habitués aux Israéliens, ils sont en contact « avec l’autre côté », parlent hébreu. Et depuis le début, les Israéliens sont très nombreux et très actifs dans la résistance au mur. La critique est plutôt venue des intellectuels palestiniens. Ils ont une méfiance viscérale vis à vis de la normalisation des relations entre Arabes et Israéliens. Ils refusent le contact pour éviter de rendre la relation normale, banale. Même quand cela se déroule dans le cadre commun d’une lutte.
Je les comprends en partie. Le discours véhiculé par nombre d’organismes, par les ONG, c’est de favoriser le dialogue, de raviver toujours l’espoir d’une possible négociation. En fait, cela permet à l’Etat israélien de gagner du temps. De parler en espérant désamorcer le combat politique.
Nombre de documentaires ont déjà rendu compte des conséquences de l’occupation israélienne. Quel est le plus de ce film ?
Son intérêt tient d’abord à la durée de la lutte de Bil’in, au retentissement international qu’elle a eue qui en fait une séquence historique. Et la longueur du filmage se superpose à celle du drame. Et puis, avec ce film, le conflit est vu de l’intérieur. Enfin, ce qui est rare dans la société palestinienne, il entremêle le personnel, l’intime et le social. Quant au langage du film, il s’écarte résolument des archétypes qui jouent sur le statut traditionnel des victimes palestiniennes. Ce n’est pas comme une exultation sacrée, du type : « Regardez comme on souffre ».
Le film est aussi une réflexion sur le binôme victime/agresseur. Deux statuts, deux rôles interchangeables Le commentaire dit : « Guérir est une lutte et une obligation. La victime n’a pas d’autre choix. En guérissant, on résiste à l’oppression. Les blessures qu’on oublie ne peuvent être guéries. Je filme pour guérir. » Une phrase qui vaut aussi pour la société israélienne. Qu’en 1945, il y ait eu l’Holocauste n’a pas empêché la Nakba trois ans plus tard [l’exode de 760 000 Palestiniens, expulsés de leurs terres et qui se virent refuser tout droit au retour, NDLR].
Le sentiment de vivre aux côtés d’Emad et de sa famille dans la durée fait prendre conscience des violences qui leur sont faites : spoliation des terres, harcèlement, non-droit, absence de gradation de la riposte des soldats. On touche du doigt l’enracinement des enfants dans la violence.
Ce qui nous semble, à nous spectateur, terriblement violent, est pour ces habitants de Cisjordanie d’une grande banalité. Les tirs à balles réelles, les enfants de 10 ans arrêtés… Pour Emad, c’est normal de vivre de la sorte, c’est ce qu’il connaît, ce qu’il a vécu, ce que ses enfants vivent. Pour lui, ce n’était pas un sujet. Pour moi, au contraire, c’était important de saisir tous ces fragments de vie balisés par la brutalité.
Bil’in continue à se battre ?
Chaque vendredi, les manifestations continuent. Mais un cycle s’est fermé avec le démantèlement du mur. Dire qu’il a fallu tous ces morts, toutes ces arrestations, ces traces sur les corps et dans les têtes. Les gens sont fatigués mais ils ont passé le relais. La dynamique s’est déplacée, d’autres villages sont entrés en résistance
L’implantation des colonies continue-t-elle alentour, plus d’un an après la fin du tournage ?
Jusqu’en 2006, la colonie a doublé sa population. Désormais, il n’y a plus de terres disponibles dans le coin. Mais ailleurs en Cisjordanie, à Jérusalem, la politique d’implantation continue. Pourtant l’Etat a un souci : il ne dispose pas de vagues massives de migrants à installer, comme avec les Russes à la fin des années 1990 et l’éclatement de l’URSS. Mais la stratégie de l’Etat est toujours la même : créer une réalité irréversible, un statu quo ineffaçable, rendant absurde l’idée de deux Etats.

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Cinq Caméras brisées, une histoire palestinienne, mardi 9 octobre 2012, à 20h35, sur France 5.

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