Et la mer fut
grand angle
Il y a 5 millions d’années, la Méditerranée, fermée, s’est presque asséchée… Puis l’océan Atlantique s’y est déversé, en flots phénoménaux.
Peut-être un des ancêtres de l’homme, déjà bipède, a-t-il pu contempler le spectacle. Il y a un peu plus de 5 millions d’années, se rendant là où l’Afrique rejoint presque l’Europe, un gigantesque «fleuve» salé lui barrait la route. Un fleuve au débit phénoménal, égal à mille fois celui de l’Amazone. Un chenal plutôt, par lequel l’océan Atlantique se déversait dans une mer Méditerranée dont les contours auraient fait sursauter un homo sapiens géographe ayant remonté le temps.
A l’époque en effet, nul rivage là où Marseille ou Alger se sont plus tard dressés. Le Rhône ou le Nil, pour rejoindre, très loin des côtes actuelles, de larges étendues d’eau hypersalée, avaient creusé des canyons de près d’un kilomètre et demi de profondeur dans de vastes plateaux parfois boisés et riches en animaux, aujourd’hui recouverts de sédiments et sous l’eau. En observant ce transfert massif de liquide salé de l’Atlantique à la Méditerranée, un être doué de raison n’aurait pu s’empêcher de se demander en combien de temps la mer Méditerranée allait monter, rejoindre le niveau de l’océan et ainsi faire disparaître les traces de cet événement géologique.
D’après eux, près de 90% du volume d’eau actuel de la Méditerranée s’y sont déversés en deux ans tout au plus. Une proposition spectaculaire, fondée sur une modélisation du processus et «la reconstitution de la morphologie du chenal, aujourd’hui enfoui sous les sédiments, à partir de centaines de profils sismiques réunis et mis en cohérence dans une base de données numérique afin d’en tirer une cartographie continue», explique Christian Gorini.
Spectaculaire ? Certes, puisque cette modélisation stipule que l’eau est remontée de près de 1,5 km en deux ans maximum. Lors de la période la plus étonnante, le niveau marin se serait donc élevé de 10 mètres par jour ! On comprend, dès lors, que cet article ait suscité l’enthousiasme de la revue Nature. Et qu’il puisse soulever l’intérêt d’un large public, comme tout épisode catastrophique de l’histoire de la Terre. Depuis près de quarante ans, les géologues sont à la recherche des détails de cet événement pour le moins surprenant de l’histoire de Mare Nostrum. Dès 1970, de premiers forages profonds révèlent que le sous-sol méditerranéen cache une énorme réserve de sel, sous la forme de couches parfois épaisses de plusieurs centaines de mètres. Les quantités défient l’imagination : un million de km3, répartis sur deux millions de km2, soit près de 5% du total du sel dissous dans les océans. D’où vient-il ?
La seule solution raisonnable à cette énigme exige d’imaginer que presque toute l’eau de la Méditerranée s’est évaporée, laissant son sel au fond, qui sera ensuite recouvert de sédiments. Et même d’imaginer que le processus s’est reproduit plusieurs fois de suite, puisqu’on trouve presque huit fois le contenu en sel de la Méditerranée. Curieusement, un tel processus ne pose pas de problème aux géologues.
Jean-Pierre Suc (CNRS, université de Lyon-I), spécialiste de la région, le souligne : «Avec les climats actuels, il suffirait de 1 500 ans pour évaporer complètement la Méditerranée si la connexion avec l’Atlantique se fermait.» Or cette connexion, qui passait à l’époque non par Gibraltar mais pour l’essentiel par le corridor Rabat-Fès-Oujda via le col de Touahar, où 20 mètres de sédiments marins en témoignent, «s’est fermé il y a 5,6 millions d’années», raconte Suc.
Isolée de l’océan mondial, la Méditerranée s’est donc asséchée rapidement. On pouvait alors aller de Marseille à Alger à pied, en faisant un petit détour par la Corse et la Sardaigne pour éviter les lacs salés subsistant dans les parties les plus profondes. Puis, durant une phase longue de 140 000 à 300 000 ans selon les différentes reconstitutions géologiques, le détroit de Gibraltar s’est mis à fonctionner… mais tout doucement. Un fleuve salé s’est écoulé, de manière intermittente en fonction des évolutions du niveau marin global. Mais cet apport d’eau ne pouvait contrebalancer l’évaporation intense et, finalement, explique les quantités de sel découvertes.
Comment se termine cet épisode ? Avec quelle intensité dramatique ? Dès 1987, Georges Clauzon (aujourd’hui au Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences et de l’environnement à Aix-en-Provence) propose une vision assez catastrophiste dans un article des Comptes rendus de l’Académie des sciences. Par la suite, de nombreuses reconstitutions seront tentées au fur et à mesure que la documentation géologique s’est améliorée, en particulier grâce aux profils sismiques et aux forages sous-marins (2). Mais, si l’hypothèse d’une phase rapide de la remontée s’est appuyée sur des modélisations récentes, il subsiste deux versions de cette phase catastrophique qui s’opposent uniquement sur son ampleur.
La seconde version, défendue par Jean-Pierre Suc mais aussi d’autres géologues (3), s’appuie sur la documentation géologique acquise dans le golfe du Lion et au large d’Alexandrie. On y trouve en effet la trace d’un rivage, ou plutôt d’une succession de rivages qui s’étendent sur près de 60 kilomètres. Les géologues y voient la trace d’une très lente remontée des eaux, si lente qu’elle laisse le temps aux vagues de former ces rivages sur une période de plusieurs dizaines de milliers d’années. Le chenal partant de Gibraltar avait alors un débit suffisant pour contrebalancer l’évaporation et commencer à remplir l’immense vide, presque à moitié. La phase catastrophique n’aurait concerné «que» la seconde moitié, ce qui suppose tout de même que l’élévation ait pu culminer à 5 mètres par mois, un rythme fou et sans équivalent pour l’océan mondial.
Formidable histoire et sujet de compétition amicale entre géologues, cet épisode méditerranéen a soulevé une question pratique il y a quinze ans. A l’époque où le site de Bure (Meuse) n’avait pas encore été choisi pour y creuser un laboratoire souterrain destiné à étudier l’enfouissement des déchets les plus radioactifs des centrales nucléaires, le site de Marcoule (Gard), près du Rhône, avait été pressenti. Or, si la Méditerranée devait à nouveau s’assécher, le Rhône allait, à cet endroit, de nouveau creuser son lit de plusieurs centaines de mètres, menaçant un éventuel site d’enfouissement. Une étude avait conclu que, pour les cent mille prochaines années, il n’y avait pas à craindre un tel risque.
A l’époque en effet, nul rivage là où Marseille ou Alger se sont plus tard dressés. Le Rhône ou le Nil, pour rejoindre, très loin des côtes actuelles, de larges étendues d’eau hypersalée, avaient creusé des canyons de près d’un kilomètre et demi de profondeur dans de vastes plateaux parfois boisés et riches en animaux, aujourd’hui recouverts de sédiments et sous l’eau. En observant ce transfert massif de liquide salé de l’Atlantique à la Méditerranée, un être doué de raison n’aurait pu s’empêcher de se demander en combien de temps la mer Méditerranée allait monter, rejoindre le niveau de l’océan et ainsi faire disparaître les traces de cet événement géologique.
Dix mètres par jour
Une réponse, ébouriffante, est parue le 10 décembre dans un article de la revue Nature (1) dont le premier signataire est Daniel Garcia-Castellanos (de l’Institut des sciences de la Terre, à Barcelonne). Une équipe d’océanographes espagnols de deux laboratoires catalans, auxquels s’est joint Christian Gorini, de l’Institut des sciences de la Terre de Paris (université Pierre-et-Marie-Curie et CNRS-Insu), y relate une nouvelle étape dans la longue aventure scientifique de la reconstitution de cette histoire géologique.D’après eux, près de 90% du volume d’eau actuel de la Méditerranée s’y sont déversés en deux ans tout au plus. Une proposition spectaculaire, fondée sur une modélisation du processus et «la reconstitution de la morphologie du chenal, aujourd’hui enfoui sous les sédiments, à partir de centaines de profils sismiques réunis et mis en cohérence dans une base de données numérique afin d’en tirer une cartographie continue», explique Christian Gorini.
Spectaculaire ? Certes, puisque cette modélisation stipule que l’eau est remontée de près de 1,5 km en deux ans maximum. Lors de la période la plus étonnante, le niveau marin se serait donc élevé de 10 mètres par jour ! On comprend, dès lors, que cet article ait suscité l’enthousiasme de la revue Nature. Et qu’il puisse soulever l’intérêt d’un large public, comme tout épisode catastrophique de l’histoire de la Terre. Depuis près de quarante ans, les géologues sont à la recherche des détails de cet événement pour le moins surprenant de l’histoire de Mare Nostrum. Dès 1970, de premiers forages profonds révèlent que le sous-sol méditerranéen cache une énorme réserve de sel, sous la forme de couches parfois épaisses de plusieurs centaines de mètres. Les quantités défient l’imagination : un million de km3, répartis sur deux millions de km2, soit près de 5% du total du sel dissous dans les océans. D’où vient-il ?
La seule solution raisonnable à cette énigme exige d’imaginer que presque toute l’eau de la Méditerranée s’est évaporée, laissant son sel au fond, qui sera ensuite recouvert de sédiments. Et même d’imaginer que le processus s’est reproduit plusieurs fois de suite, puisqu’on trouve presque huit fois le contenu en sel de la Méditerranée. Curieusement, un tel processus ne pose pas de problème aux géologues.
Jean-Pierre Suc (CNRS, université de Lyon-I), spécialiste de la région, le souligne : «Avec les climats actuels, il suffirait de 1 500 ans pour évaporer complètement la Méditerranée si la connexion avec l’Atlantique se fermait.» Or cette connexion, qui passait à l’époque non par Gibraltar mais pour l’essentiel par le corridor Rabat-Fès-Oujda via le col de Touahar, où 20 mètres de sédiments marins en témoignent, «s’est fermé il y a 5,6 millions d’années», raconte Suc.
Isolée de l’océan mondial, la Méditerranée s’est donc asséchée rapidement. On pouvait alors aller de Marseille à Alger à pied, en faisant un petit détour par la Corse et la Sardaigne pour éviter les lacs salés subsistant dans les parties les plus profondes. Puis, durant une phase longue de 140 000 à 300 000 ans selon les différentes reconstitutions géologiques, le détroit de Gibraltar s’est mis à fonctionner… mais tout doucement. Un fleuve salé s’est écoulé, de manière intermittente en fonction des évolutions du niveau marin global. Mais cet apport d’eau ne pouvait contrebalancer l’évaporation intense et, finalement, explique les quantités de sel découvertes.
Comment se termine cet épisode ? Avec quelle intensité dramatique ? Dès 1987, Georges Clauzon (aujourd’hui au Centre européen de recherche et d’enseignement des géosciences et de l’environnement à Aix-en-Provence) propose une vision assez catastrophiste dans un article des Comptes rendus de l’Académie des sciences. Par la suite, de nombreuses reconstitutions seront tentées au fur et à mesure que la documentation géologique s’est améliorée, en particulier grâce aux profils sismiques et aux forages sous-marins (2). Mais, si l’hypothèse d’une phase rapide de la remontée s’est appuyée sur des modélisations récentes, il subsiste deux versions de cette phase catastrophique qui s’opposent uniquement sur son ampleur.
Deux versions
Celle de l’article paru dans Nature est dans l’air du temps des laboratoires de géologie, où les idées les plus «catastrophistes» sont à la mode. D’où l’appétit subit des éditeurs de Nature pour cet article. Cette version s’appuie sur la morphologie du chenal partant de Gibraltar, jusqu’alors inconnue, et reconstituée par Gorini et ses collègues barcelonais de l’Instituto de Ciencias del Mar. Elle montre non pas une sorte de gigantesque cascade au lieu du détroit actuel, mais une très longue rampe, de 200 km de long au moins, dont la pente n’excède pas 4 degrés. Cette rampe a été creusée après que le «bouchon» de Gibraltar eut sauté, provoquant une inondation gigantesque. Si Daniel Garcia-Castellanos peut y voir 90% de la Méditerranée se remplir en peu de temps, c’est que la violence des eaux a complètement effacé la trace de la période précédente sur cette portion du fond méditerranéen, en l’emportant vers les abysses.La seconde version, défendue par Jean-Pierre Suc mais aussi d’autres géologues (3), s’appuie sur la documentation géologique acquise dans le golfe du Lion et au large d’Alexandrie. On y trouve en effet la trace d’un rivage, ou plutôt d’une succession de rivages qui s’étendent sur près de 60 kilomètres. Les géologues y voient la trace d’une très lente remontée des eaux, si lente qu’elle laisse le temps aux vagues de former ces rivages sur une période de plusieurs dizaines de milliers d’années. Le chenal partant de Gibraltar avait alors un débit suffisant pour contrebalancer l’évaporation et commencer à remplir l’immense vide, presque à moitié. La phase catastrophique n’aurait concerné «que» la seconde moitié, ce qui suppose tout de même que l’élévation ait pu culminer à 5 mètres par mois, un rythme fou et sans équivalent pour l’océan mondial.
Compétition amicale
Cette version, outre qu’elle tient compte de la documentation géologique connue dans d’autres zones de la Méditerranée, comporte un mérite supplémentaire : elle explique mieux comment le «bouchon» de Gibraltar a sauté. C’est en effet durant cette phase de remontée lente que le flux passant à Gibraltar aurait petit à petit érodé le fond sous-marin, le creusant d’est en ouest et raccourcissant ainsi la partie peu profonde du détroit. Puis, lorsque ce dernier s’est trouvé pratiquement réduit au seuil de Gibraltar, il a peut-être suffi d’un séisme favorisé par les infiltrations d’eau dans la roche pour finir de l’ébranler, et déclencher la gigantesque inondation finale.Formidable histoire et sujet de compétition amicale entre géologues, cet épisode méditerranéen a soulevé une question pratique il y a quinze ans. A l’époque où le site de Bure (Meuse) n’avait pas encore été choisi pour y creuser un laboratoire souterrain destiné à étudier l’enfouissement des déchets les plus radioactifs des centrales nucléaires, le site de Marcoule (Gard), près du Rhône, avait été pressenti. Or, si la Méditerranée devait à nouveau s’assécher, le Rhône allait, à cet endroit, de nouveau creuser son lit de plusieurs centaines de mètres, menaçant un éventuel site d’enfouissement. Une étude avait conclu que, pour les cent mille prochaines années, il n’y avait pas à craindre un tel risque.
(1) D. Garcia-Castellanos et al.,Nature du 10 décembre 2009.
(2) François Bache et al., EPSL, 2009. Nicolas Loget et al., Terra nova, 2005. Paul-Louis Blanc, Geodynamica Acta, 2002.
(3) Dont Marina Rabineau (CNRS, université de Brest), François Bache (université Pierre-et-Marie-Curie, Paris), Rolando Armijo (Institut de physique du globe de Paris), Georges Clauzon (Cerege, Aix), Bertrand Meyer (université Pierre-et-Marie-Curie, Paris).
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