lundi 21 décembre 2009

Rencontres d'Averroès : « Nous vivons une époque tragique

»
Rencontres d'Averroès : « Nous vivons une époque tragique »



À Marseille, Stéphane Audoin-Rouzeau, historien spécialiste de la Grande Guerre et l'ensemble des invités des Rencontres d'Averroès se sont penchés sur une « époque tragique », la nôtre. Et il n'y a pas vraiment de quoi se réjouir…
Les formes de la tragédie ont bien changé depuis Eschyle, Sophocle ou Euripide. Il n'est pas certain que les trois auteurs retrouveraient les ingrédients qu'ils y avaient mis à l'origine.
Pas dans les mêmes proportions en tout cas… À en croire les quelques penseurs de ce début de XXIe siècle invités aux Rencontres d'Averroès de Marseille, nous vivons « une époque tragique » et ça n'a rien de drôle. Forcément.
Tenez, pour Vassilis Papavassiliou, metteur en scène grec, l'Homme, ce contemporain universel, « n'est pas sûr et ça, c'est tragique ». Cet homme « pas sûr » qui donne chaque jour la preuve de sa fragilité, de son inconstance, cette « absence d'équilibre » selon Goethe qui peut faire basculer l'espèce humaine dans la tragédie.
Guerres et terrorismes
Celle des guerres par exemple, des génocides ou du terrorisme, composante moderne du fait guerrier. Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, historien spécialiste de la Grande Guerre, vice-président de l'Historial de Péronne, « il existe dans le monde contemporain des situations de porosité permanente entre la société pacifiée et le fait guerrier qui se réinvente constamment » :
« Il y a effectivement une déprise de la guerre, dans cette acceptation de guerre totale telle qu'elle a été inventée au XXe siècle et qui s'est progressivement éloignée de notre horizon, mais cela n'empêche pas la guerre d'être “présente” dans l'espace social. »
Une « présence » que Farhad Khoskokavar, sociologue iranien, a décelée chez les combattants jihadistes ou dans la figure du martyre (dans sa dimension sacrée et non religieuse) :
« Il y a chez les martyres une transformation radicale du rapport entre la vie et la mort. Ils pensent qu'il n'y a pas d'autre voix que celle d'une violence totale et déterritorialisée, dans la perspective d'instaurer un ordre juste. »
Il y a, prolonge Stéphane Audoin-Rouzeau, une « sidération occidentale face au phénomène de martyre » et face à cette « désacralisation totale de la vie ». Mais il ne s'agit là que d'une figure parmi d'autres de ce « tragique contemporain » qui a traversé ces XVIe Rencontres d'Averroès.
Mon voisin, mon tueur…
Car dans cette perspective, l'historien a également insisté sur l'autre grande évolution de ce « fait guerrier » à partir notamment de l'expérience rwandaise. Stéphane Audoin-Rouzeau est longuement revenu sur cette idée de « différence inexistante » comme source possible de la tragédie moderne :
« Le surcroît de ressemblance, l'excès de similarité peut provoquer des angoisses qui conduisent à des attitudes ou des comportements plus radicaux. Le danger, d'une certaine manière, s'est rapproché de nous, de chacun. Ce danger peut prendre le visage de mon voisin… »
Un thème développé dans le film « My neighbor, my killer » d'Anne Aghion, sur le Rwanda précisément. En ce sens, prolonge Giuliano Da Empoli, sociologue et journaliste italien, « l'évacuation du mal n'est pas possible ».
Pour celui qui est également adjoint à la culture de la ville de Florence, on trouve dans ces expériences extrêmes « une métaphore de la conception de risque épidémique », propre à notre monde contemporain.
La politique est-elle tragique ? Pis…
Une généralisation du risque qui n'épargne pas non plus cette « sphère pacifiée » auquel Stéphane Audoin-Rouzeau fait référence. Risque sanitaire, pandémies, violence économique, monde de l'entreprise, etc.
Et la figure de l'homme politique dans tout ça ? Est-il, lui aussi, tragique ? Vassilis Papavassiliou préfère avancer l'hypothèse qu'il est devenu « le spectacle même » :
« La scène politique ne tient ni de la tragédie ni de la comédie. Tout cela participe de la parodie et c'est bien le fond du problème politique de notre époque. »
Les colonels grecs, Salazar ou Hitler, Mussolini.. les grandes figures des dictatures ? « Des parodies ! Pas seulement Mussolini, ajoute le metteur en scène, voyons des exemples italiens bien plus récents… »
Et Dieu dans tout ça ?
Le philosophe Michel Guérin, l'historien Jean-Christophe Attias et le politologue Mahmoud Hussein ont également apporté leur pierre à l'édifice de ces Rencontres d'Averroès en interrogeant les relations complexes du couple « Dieu et le tragique »…
Comment réconcilier « un Dieu de certitude et de cohérence à priori » (Mahmoud Hussein) et cette « absence de réponse, de raison d'être » propre au tragique (Michel Guérin) ?
Passant d'un monothéisme à l'autre, ils ont ainsi convoqué quelques-uns des grands fondements religieux - l'exode et le génocide pour le judaïsme, la toute-puissance de Dieu et la liberté de l'homme dans l'Islam, la bonne nouvelle, la figure de Jésus, voire la mort de Dieux pour le christianisme - pour tenter d'y parvenir…
Pour Takis Théodoropoulos, éditeur et romancier grec, « si le drame s'occupe des problèmes de plomberie de la condition humaine, la tragédie, elle, dit l'insoluble… » Et, au fond, c'est peut-être là tout le problème.
A lire aussi sur Rue89 et sur Eco89
• ► Hommage à Bruno Etienne, adversaire du repli identitaire
• ► Rue89 partenaire à Marseille des XVIe Rencontres d'Averroès

Aucun commentaire: