vendredi 21 mai 2010

Pour la CFDT, l’emploi constitue toujours le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté , même dans une société incapable d’offrir du travail à tous,

Temps partiel subi, basses retraites, précarité... Les nouveaux visages de la pauvreté
La précarité touche aussi les salariés. Pour la CFDT, l’emploi de qualité reste le meilleur moyen d’assurer des conditions de vie décentes.
La pauvreté gagne du terrain en France. De manière inquiétante. Cette réalité, tout le monde la perçoit, certains y sont même confrontés quotidiennement, qu’il s’agisse des responsables d’associations caritatives, qui alertent régulièrement sur la recrudescence de leur activité, ou des militants CFDT dans les entreprises, qui témoignent des difficultés grandissantes de nombreux salariés.

Les inégalités se creusent. Le rapport publié en février dernier par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) établit que 8 millions de personnes vivaient en dessous du seuil de pauvreté (908€ par mois) en 2007. En dix ans, ce nombre est resté relativement stable. Mais plusieurs études montrent un creusement des inégalités. La moyenne des très hauts revenus a augmenté beaucoup plus rapidement que celle de l’ensemble de la population entre 2004 et 2007, révèle une étude de l’Insee publiée en avril qui porte sur les revenus et le patrimoine des ménages. Quasiment dans le même temps, la situation des personnes les plus pauvres s’est sensiblement dégradée, constate l’ONPES, puisque la proportion de la population subsistant avec seulement 600 e a augmenté. En 2007, 1,8 million de personnes survivaient ainsi. Près d’un tiers sont des personnes âgées.

Mais l’évolution de la pau­vreté reste difficile à établir, faute de définition objective du phénomène. Selon les études, le niveau du seuil de pauvreté varie et la plupart se limitent au concept de pau­vreté financière. «Le gouvernement a annoncé l’objectif de réduire la pauvreté d’un tiers d’ici 2012, mais comment l’évaluer lorsqu’on n’a pas de données précises ?», fait observer Chantal Richard, secrétaire confédérale chargée de la lutte contre les exclusions et la pauvreté. Parce qu’être pauvre, ce n’est pas seulement avoir un revenu inférieur à celui de la moitié de la population, Chantal Richard estime qu’il faut développer la notion de «reste à vivre»: «Une fois payés le loyer, l’électricité, etc., que reste-t-il pour se nourrir? Dans de nombreux foyers, il n’y a plus que quelques euros.»

Nouvelles précarités. Si l’on manque d’indicateurs pertinents, les observations des responsables associatifs et des militants sont précieuses pour comprendre les nouvelles tendances à l’œuvre. Et notamment pour identifier les effets de la crise sur la pauvreté. Avec, pour première conséquence indéniable, l’aggravation de la situation des plus vulnérables. Traduction immédiate pour ces associations : l’augmentation des demandes d’aide alimentaire et financière qu’ils reçoivent. Les Restos du Cœur ont par exemple indiqué une hausse de 12,5% du nombre de leurs bénéficiaires pour la campagne 2009 et le Secours catholique a annoncé une hausse de 24% de nouveaux accueillis depuis juin 2009. Et parmi ces derniers, de plus en plus de femmes (souvent seules pour élever leurs enfants), de jeunes, et de personnes âgées. Pour celles-ci, le passage à la retraite, synonyme d’une diminution de revenus, le décès du conjoint, un handicap ou la perte d’autonomie sont les facteurs qui les conduisent à la précarité. «Les personnes accueillies depuis 2008 sont encore plus éloignées de l’emploi qu’il y a dix ans», indique le Secours catholique dans son dernier rapport d’activité. Et, comme le note Carole Hellegouarch, chargée de l’insertion à la fédération de la protection sociale, du travail et de l’emploi (PSTE-CFDT), le pire est encore à venir : «Les ateliers et les chantiers d’insertion ne gèrent pour le moment que la queue de la comète de la précarité. Les effets de la crise se manifesteront vraiment d’ici l’année prochaine. On observe déjà une explosion du nombre de jeunes accueillis par les missions locales, ainsi qu’une augmentation du nombre de demandeurs du RSA. Faute de revenu, des milliers de personnes en fin de droits au chômage risquaient de se retrou­ver sans ressource si des solutions n’avaient pas été obtenues sous l’impulsion de la CFDT (*).»

Le RSA révélateur des travailleurs pauvres. Mais surtout, la crise et la dégradation du marché du travail se sont traduites par un développement de la pauvreté au travail. Du fait d’un plan social qui leur fait perdre leur emploi ou de mesures de chômage partiel qui entraînent des pertes de revenus, même les actifs qui n’avaient pas a priori un emploi précaire ne sont désormais plus à l’abri de la pauvreté. Comme l’explique Chantal Richard, «être pauvre ne veut plus forcément dire “vivre dans la rue”. La pauvreté a pris de nouvelles formes, et touche de plus en plus de salariés». Un constat que partage Eric Brunie, responsable d’Interco dans la Creuse, qui travaille dans les centres d’aide sociale. «La crise a précarisé des familles “insérées” dans l’emploi, qui, avant s’en sortaient tout juste, avec des petits revenus, certes, mais elles y arrivaient, indique-t-il. Le fait de perdre ne serait-ce qu’une centaine d’euros, du fait d’un chômage partiel par exemple, les a brusquement fait basculer. Ces personnes, très différentes des publics habituels des services sociaux, ont d’extrêmes réticences à demander de l’aide, car, pour elles, c’est reconnaître une forme de “déclassement”».

Déléguée syndicale centrale de la fonte ardennaise, Nadine Gaudion estime que plus de 10% des salariés perçoivent le RSA dit «chapeau», versé en complément du revenu d’activité. «Pourtant, ils travaillent à temps plein, 156 heures par mois, avec une forte pénibilité, des horaires atypiques, et quelques-uns sont même depuis vingt-cinq ans dans l’entreprise», ajoutant que si certains acceptent cette allocation «comme une aide à vivre, d’autres en ont honte et trouvent cela dévalorisant». Au moment de la mise en place du RSA en 2009, la section syndicale décide d’informer sur le dispositif. «Les salariés pensaient qu’il était uniquement destiné aux personnes sans emploi. Nous étions en plein chômage partiel, cela pouvait les aider considérablement», explique la déléguée syndicale. Com­me les salaires avoisinent le Smic, quelle que soit l’ancienneté dans l’entreprise, nombreux sont les foyers concernés. «Le RSA a été un signe déclencheur. Il a mis à jour que beaucoup de personnes ne pouvaient vivre décemment même en travaillant». Le choc est tel que pour la première fois en 80 ans d’existence de l’entreprise, plus d’un quart des salariés débraye, et ce malgré la peur de perdre leur emploi dans une région où les usines ferment une à une. Les salaires trop bas, qui obligent à recourir au RSA, sont au cœur de l’argumentaire développé par la CFDT lors de la négociation annuelle. Pour la première fois dans l’histoire de l’entreprise, elle vient d’obtenir une augmentation générale de 2%.

S’il est difficile d’évaluer le nombre de travailleurs occupant un emploi «conventionnel» et ayant droit au RSA «chapeau», les militants CFDT constatent en tout cas qu’ils appartiennent à des secteurs très divers, y compris la Fonction publique. Même les agents des Caf, de la Sécurité sociale ou de Pôle Emploi qui accueillent les personnes en situation de précarité sont concernés. «Embauchés au Smic, étant souvent parent isolé, ils sont eux-mêmes en situation de précarité! ob­serve Carole Hellegouarch. Ils peuvent avoir droit au RSA pour seulement 30€ ou 100€, mais cela leur permet de finir le mois. C’est toute l’ambiguïté du RSA chapeau qui complète des revenus du travail insuffisants, mais cela ne doit pas nous empêcher d’informer sur ce droit qui leur permet de s’en sortir.»

L’emploi de qualité pour tous. Le RSA est sujet à controverse, ses détracteurs estimant qu’il peut engendrer des effets d’aubaine de la part des employeurs. Laurent Berger, secrétaire national, affirme que pour contrecarrer ces risques, «nous devons relever un double défi. Faire connaître le droit au RSA tout en dénonçant la situation des travailleurs pauvres. Nous considérons que le revenu du travail doit apporter de quoi vivre. Le RSA chapeau met à jour l’utilisation abusive du temps partiel et des trop bas niveaux de rémunération. Créé pour favoriser la reprise d’une activité professionnelle, le droit au RSA s’inscrit donc dans une démarche globale qui implique de poursuivre de multiples actions syndicales comme négocier l’augmentation des salaires, agir spécifiquement sur des secteurs tels que la grande distribution ou les services à domicile».

Pour la CFDT, l’emploi constitue toujours le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté. Mais dans une société incapable d’offrir du travail à tous, sur quoi peuvent s’appuyer les personnes éloignées de l’emploi ? La CFDT a entamé une ré­flexion sur la revalorisation des minima sociaux comme le RSA et l’ASS (allocation de solidarité spécifique) en ouvrant le débat avec des chercheurs et des acteurs engagés dans la lutte contre la pauvreté telle que ATD Quart Monde, Solidarité nouvelles face au chômage, le Secours catholique, l’Uniopss, etc. Le fait est que ces minima évoluent peu alors que les prix des produits de première nécessité ont considérablement augmenté. Une situation inacceptable pour la CFDT. «On a longtemps considéré que ces revenus de solidarité ne devaient pas être contre-productifs au retour à l’emploi. Mais ces revenus doivent être suffisants, d’autant plus que le retour à l’emploi représente un coût supplémentaire pour ces personnes qui doivent survivre en attendant», indique Laurent Berger. Et de souligner: «On ne résoudra pas la pauvreté par des formules incantatoires. Il faut des mesures structurelles fortes pour l’insertion dans l’emploi incluant les personnes qui en sont les plus éloignées, pour articuler l’assurance chômage et les revenus de solidarité, et pour lutter contre les situations de travail génératrices de pauvreté.»

3 questions à Yannick L’Horty économiste au Centre d’Etudes et de l’Emploi

Comment peut-on évaluer l’évolution de la pauvreté en France ?
Alors qu’on dispose de mesures fiables du chômage ou de la croissance publiées chaque trimestre, donc de manière conjoncturelle, ce n’est pas le cas pour la pauvreté. Nous sommes confrontés à une indigence statistique. La taille du ménage, les revenus de chaque personne qui le constitue, ses dépenses de consommation..., beaucoup d’informations sont nécessaires. Pour les recueillir, les enquêtes menées à partir des revenus fiscaux ont une périodicité trop faible. De plus, la définition actuelle de la pauvreté, c’est-à-dire 50% du revenu médian, ou 60% selon les critères européens, est arbitraire et ambiguë. La pauvreté est un phénomène multidimensionnel. On est pauvre parce qu’on n’a pas accès à différentes ressources: alimentation, vêtements, logement, culture, vacances, etc. On ne peut donc se limiter à mesurer la pau­vreté financière. Il serait plus judicieux de multiplier les instruments pour mesurer les privations dans les différents domaines de consommation des ménages.


Existe-t-il de nouvelles formes de pauvreté ?
Jusqu’aux années 60 et 70, la pauvreté touchait surtout les personnes âgées, généralement isolées en milieu rural, et vivant du minimum vieillesse. Aujourd’hui, les nouveaux pauvres sont de plus en plus des personnes actives, en recherche d’emploi, ou qui occupent un emploi, souvent à temps partiel et mal rémunéré. La population des travailleurs pauvres s’est accrue de manière significative à partir des années 1990 et au début des années 2000. Les femmes sont surreprésentées au sein de la pauvreté laborieuse. J’estime que les dispositifs de retour à l’emploi développés par les gouvernements successifs depuis les années 80 ont une part de responsabilité. Des politiques d’incitations fiscales et d’exonérations de cotisations sociales ont encouragé le développement de postes à temps partiel, des contrats à durée déterminée et des emplois rémunérés au Smic. La récente montée en puissance du nombre de travailleurs rémunérés avec des salaires minimum est impressionnante. Plus de 15% des salariés sont concernés aujourd’hui. Si ces politiques de lutte contre le chômage ont permis de faire régresser la pauvreté des personnes qui n’avaient pas accès à l’emploi, elles ont en contrepartie conduit à la pauvreté laborieuse. La situation des travailleurs pauvres est particulièrement préoccupante car cela choque nos représentations. Ils travaillent, mais leur travail ne leur rapporte pas suffisamment pour vivre. La société leur renvoie l’image de personnes dont le travail n’a pas de valeur, c’est-à-dire qui n’ont pas d’utilité pour la société.

Le RSA permet-il de lutter contre la pauvreté ?
Le dispositif ayant été lancé il y a un an seulement, nous ne disposons pas encore suffisamment d’informations sur ses effets. Il a été mis en place pour répondre à deux objectifs assignés par le gouvernement: lutter contre la pauvreté et éviter de pénaliser financièrement les personnes qui retournent à l’emploi. L’expérimentation menée sur 50 zones test de 2007 à 2009 montre un impact positif sur le retour à l’emploi car contrairement au RMI, le niveau de rémunération globale cumulant revenus du travail et RSA est plus élevé. De plus, des centaines de milliers de personnes travaillent à temps partiel, sont payées au Smic horaire, perçoivent peu d’allocations, et n’étaient pas éligibles au RMI. Le RSA va leur apporter un complément de revenu leur permettant de sortir de la pauvreté. Mais il ne remplit pas l’objectif pour les personnes qui sont exclues de l’emploi. Pour tous ceux qui ne travaillent pas du tout, le RSA socle est en effet resté au même niveau d’allocation que le RMI, soit 460 e mensuels pour une personne seule. Cela ne leur permet pas de sortir de la pauvreté.
Propos recueillis par Nadège Figarol


Témoignages

Thérèse, retraitée de l’enseignement. 86 ans

Thérèse vit avec 753€ par mois. Soit un tout petit peu plus que le minimum vieillesse (708€). «Je me contente de l’essentiel, c’est tout.» Pourtant, pour ce montant de retraite, elle a dû travailler jusqu’à 65 ans. «J’ai fait des petits boulots, comme ouvrière dans une usine de tissage de moquette, puis dans une entreprise du luxe pour empaqueter des petits lots. On était payé des queues de cerise, mais il me fallait travailler le plus longtemps possible». Thérèse a souhaité témoigner pour dire «les situations de pauvreté chez les personnes âgées beaucoup plus inquiétantes que la mienne» et qu’elle croise de plus en plus fréquemment dans tous les espaces où elle milite. Si elle prend la vie avec philosophie, Thérèse reconnaît que toute dépense est calculée. «Je ne peux pas me permettre de changer mes lunettes et mes chaussures le même mois. Je ne veux rien acheter à crédit.» Pour faire ses courses, elle a ses «combines» (des producteurs pas chers), pour gâter ses petits enfants, elle confectionne elle-même ses cadeaux, avec des bouts de ficelle et beaucoup d’imagination…

Ange, intérimaire. 23 ans
Ce jour-là, Ange avait la voix fatiguée des jours où pointe la lassitude. Et pour cause. «Ma vie, c’est la précarité à 100%», résume sobrement ce jeune homme de 23 ans, qui vit seul, sans famille, sans diplôme autre que «niveau BEP» et sans logement fixe. La précarité, il n’a toujours connu que cela. Côté emploi d’abord. Manutentionnaire dans le secteur du trans­port, Ange n’a connu que les contrats d’intérim. «Je n’ai jamais travaillé régulièrement. Mon plus long contrat a duré six mois». Les meilleurs mois, il parvient à gagner environ 1200 e ou 1300€. «Mais ce mois-ci, j’aurai moins de 1000€, car on a eu une baisse d’activité dans ma boîte». Ses missions durent parfois une semaine, parfois davantage. «On nous prévient par SMS le vendredi soir pour nous dire si notre mission continue la se­maine suivante. On n’est jamais sûr de rien». Faute de soutien familial, Ange n’a pas non plus de quoi se payer un logement fixe. De foyer de jeunes travailleurs en centre d’hébergement d’urgence, il a toujours vécu au jour le jour. Alors, Ange se cramponne à l’idée de trouver, un jour, un peu de stabilité, grâce à «un CDD long, peut-être un CDI. Je vis avec cet espoir, je n’ai pas le choix».

Hélène, assistance de vie scolaire. 40 ans
Un salaire de 550€ par mois. C’est ce que gagne Hélène, assistante de vie scolaire (AVS) auprès d’enfants autistes, pour les 20 heures qu’elle effectue par semaine, dans deux écoles de la région de Montpellier. «Ce n’est certainement pas avec ça que je pourrais vivre. Heureusement, je touche un complément de 380€ avec le RSA» Soit un total de 930€ pour elle et son fils de 8 ans dont elle a la garde en alternance. Avec une aide de la Caf pour payer son loyer, «j’ai juste le nécessaire, je ne me permets jamais d’à-côtés. Je me débrouille. Je récupère des fruits et des légumes auprès des producteurs. J’adore lire, alors j’emprunte régulièrement à la bibliothèque. Pour les expos, j’attends les journées du Patrimoine.»
Désormais, elle se bat pour la professionnalisation du métier d’AVS et sa revalorisation. «Il faut arrêter ce système aberrant, où, pour s’occuper d’enfants handicapés, on ne prend que des personnes en contrats très précaires, avec un nombre d’heures insuffisant pour vivre décemment, et sans aucune formation !». Cet été, comme tous les ans, Hélène, dont le CDD d’un an reconductible pendant six ans maximum, ne saura qu’au mois de juillet si son contrat est maintenu pour la rentrée prochaine.




Nadège Figarol et Emmanuelle Pirat - 31 mai 2010 © CFDT

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