jeudi 2 novembre 2017

Dans un long entretien à Alternatives économiques, publiée sur le site du mensuel le 24 octobre 2017, Laurent Berger revient sur les réformes en cours concernant le code du travail et donne sa vision du monde du travail.

“SI ON VEUT CHANGER LA SOCIÉTÉ, IL FAUT COMMENCER PAR CHANGER LE TRAVAIL”

Publié le 25/10/2017 à 08H30




Dans un long entretien à Alternatives économiques, publiée sur le site du mensuel le 24 octobre 2017, Laurent Berger revient sur les réformes en cours concernant le code du travail et donne sa vision du monde du travail.
Les consultations sur l’avenir de l’assurance chômage viennent de démarrer. Qu’en attendez-vous ?
D’abord, que le gouvernement confirme que les chômeurs conservent les droits actuels à indemnisation : il est hors de question pour la CFDT que l’on revienne sur le montant ou la durée.
Ensuite, il faut élargir les droits aux « travailleurs des plates-formes », à tous ceux qui sont indépendants mais qui travaillent dans une situation de dépendance économique. Leurs donneurs d’ordre devront contribuer au financement de cette protection sociale, qui doit rester prioritairement fondée sur un système contributif : je touche parce que je cotise. L’assurance chômage est un revenu de remplacement, pas un revenu universel majoritairement financé par l’impôt.
Faut-il instaurer un système de bonus-malus sur les contrats courts ? 
Oui. On verra quelle est la meilleure formule de taxation, mais le sens doit être clair : limiter la précarité des contrats de travail par une responsabilisation des employeurs. La lutte contre la précarité passe également par une meilleure articulation avec les dispositifs de solidarité. Dans un pays où le ministère des Finances est toujours en quête de coups de rabots budgétaires, il ne faut jamais baisser la garde. La CFDT se bat pour que le revenu de solidarité active (RSA) soit revalorisé comme d’autres minima sociaux. C’est une question de justice sociale.
Que pensez-vous de la possibilité d’étendre les droits aux personnes qui démissionnent ?
Pourquoi pas, mais il y a déjà 25 règles d’indemnisation prévues en cas de démission ! Cependant, l’assurance chômage est là pour assurer un revenu de remplacement pour vivre. Elle permet, parce que l’on est indemnisé et accompagné, de retrouver du travail plus facilement. Ce n’est pas un système de gestion des réorientations professionnelles. Il est légitime que des salariés veuillent changer de voie.
Pour cela, il existe déjà des dispositifs d’accompagnement comme le congé individuel de formation… Je suis favorable à ce que l’on ouvre aux salariés la possibilité d’une réorientation professionnelle profonde une fois au cours de leur carrière. Mais ce n’est pas à l’assurance chômage d’en porter le coût.
La formation des chômeurs leur garantit-elle un emploi ?
Notre approche est de partir des besoins des entreprises et des territoires, d’assurer une certification des formations et d’être dans une logique d’accompagnement. Dire que chaque salarié va porter son « sac à dos de droits » individuellement entre période d’emploi, de formation, de chômage, c’est très bien, mais cela profitera aux plus qualifiés. C’est pourquoi il faut un accompagnement public fort. L’Afpa1  pourrait s’en charger : c’est plus d’une centaine de centres répartis sur tout le territoire, au plus près des besoins, et disposant de la légitimité et des compétences nécessaires.
Enfin, le plan de formation professionnelle voulu par le gouvernement ne doit pas aboutir à déresponsabiliser les entreprises dans le maintien et l’évolution des compétences de leurs salariés. Nous, syndicats, devons pousser à faire de la formation un élément central de la négociation collective. Nous pouvons aussi, et ça marche très bien, jouer un rôle de conseil auprès des salariés dans ce domaine.
Qu’est-ce que cela change d’avoir plus de représentants des salariés dans les conseils d’administration ?
Cela permet de faire entrer le travail, et non plus seulement le capital, dans les conseils d’administration, afin que les administrateurs sachent comment il est organisé dans l’entreprise. Ce sont les chefs d’entreprise qui le disent aujourd’hui, après que la loi de 2013 leur a imposé de donner plus de place aux représentants des salariés. Cela reste insuffisant. Mais toute progression doit s’inscrire dans une évolution plus générale de la gouvernance d’entreprise.
Premier niveau, il faut revoir l’article 1833 du code civil qui définit l’entreprise uniquement comme un centre de profit. La réécriture doit intégrer des objectifs sociaux et environnementaux. Les statuts de l’entreprise doivent également être revus. On pourrait ouvrir la possibilité d’opter pour la « Société à objet social étendu », comme le proposent les chercheurs Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, ou de recourir à un statut équivalent, pour donner un sens plus sociétal à l’entreprise. C’est possible par exemple aux États-Unis ; la France, elle, est en grand retard dans ce domaine. Cela permettrait aux entreprises qui veulent avancer de pouvoir s’en saisir.
Le second niveau passe par le renforcement de la place des représentants des salariés dans les conseils d’administration, comme représentants du travail, pas seulement de l’actionnariat salarié. Dans une vision idéale, il faudrait monter jusqu’à 50 % d’administrateurs salariés. Des espaces de codécision employeurs salariés sont également nécessaires. Par exemple, on se bat souvent pour savoir si les aides que touchent les entreprises sont des cadeaux au patronat ou des aides utiles à tous : leur utilisation pourrait relever de la codécision. Nous souhaitons que la rémunération des dirigeants entre dans ce périmètre. L’autorégulation a montré son incapacité à avancer sur le sujet.
Enfin, la démocratisation de l’entreprise doit s’accompagner d’un renforcement du dialogue social. Il faut donner plus de place à la confrontation des points de vue et ouvrir des espaces d’expression des salariés sur leurs conditions de travail.
Selon le patron du Medef, les syndicats français ne sont pas assez mûrs pour qu’on leur accorde une place plus grande dans les conseils d’administration.
Nous avons un patronat du XXe siècle. C’est difficile d’avancer vers plus de démocratie sociale en France parce qu’il y a un maillon faible : le manque d’interlocuteur.
Le Medef est empreint d’une vision limitée des syndicats de salariés et du dialogue social. Heureusement, le patronat, ce n’est pas les entreprises, on peut y dialoguer. J’espère que le prochain responsable du Medef aura une vision plus ouverte pour que nous puissions avancer collectivement.
Accroître l’intéressement et la participation, est-ce une bonne chose ?
Nous souhaitons de véritables négociations sur le partage de la valeur ajoutée. Car c’est un débat important sur les capacités d’investissement de l’entreprise et sur sa vision à long terme. Si la refondation de l’entreprise que propose le président de la République consiste à nous appâter avec l’intéressement et la participation, cela ne suffira pas. Bien sûr, on peut s’accorder sur les moyens de la rendre moins inégalitaire. Quand j’entends le patron de la CPME2 dire que cela ne concerne pas les petites entreprises et que c’est très bien comme cela, je ne suis pas d’accord !
Les salariés, dans les entreprises de moins de 50 personnes, doivent pouvoir en bénéficier. Et il faudra parler de l’entreprise au sens large : quand un paquebot sort des chantiers à Saint-Nazaire, 11 000 personnes ont travaillé dessus. Qui va toucher de l’intéressement ? Les salariés de STX, quelques sous-traitants de rang 1, peut-être. Tous les autres ont pourtant contribué à la réussite du projet.
Dans votre enquête « Parlons travail », les trois quarts des répondants réclament plus d’autonomie dans le travail. Est-ce une priorité d’action pour la CFDT ?
Oui, clairement, mais c’est dur à réaliser. Nous devons agir dans les entreprises, partir de l’expression des salariés, aller plus loin que les lois Auroux de 1982. Depuis 2014, nous avons réalisé 200 000 enquêtes flash : le syndicat propose d’écouter les salariés sur tel ou tel sujet, la façon de produire, le rapport à la hiérarchie… C’est un début. Oui, c’est insuffisant.
Le rôle du syndicaliste, c’est d’écouter les salariés, pas de leur dire ce qu’il faut faire. Ce qui nous fait bondir dans les ordonnances, ce sont les décisions unilatérales de l’employeur dans les entreprises de moins de 20 salariés. Mais cela a été rendu possible par le fait que nous y sommes absents. Cela fait partie de nos faiblesses. Nous devons complètement revoir notre façon de représenter les salariés de TPE. Ce sera un grand thème de notre prochain congrès de Rennes. Mais pour cela, il faut repartir du travail. Nous nous sommes sans doute trop concentrés sur l’aspect emploi, moins sur ce que devenait le travail. Or, il y a une énorme appétence des salariés à parler de ce qu’ils font.
Il faut faire de cette expression un vrai outil de l’action syndicale. Des accords intéressants ont été signés chez Toyota, Monoprix, et même dans des PME comme la CAIB, une menuiserie industrielle à côté de Cholet. L’autonomie des salariés augmente, la hiérarchie devient plus à l’écoute et moins dans l’injonction. La productivité mais aussi la qualité de vie des gens s’améliorent. Si on veut changer la société, il faut commencer par changer le travail. Ça change aussi la place du syndicat. La CFDT en tire les fruits dans les élections professionnelles. Nous progressons dans les entreprises où nous avons travaillé la question du travail.
Le nouveau Conseil social et économique sera-t-il le lieu de cette expression ?
La fusion des instances représentatives, ce n’est pas bête. Sauf que le gouvernement a imposé les mêmes règles à tous sans laisser les entreprises négocier. Cela a du sens de remettre le travail au cœur de cette instance. Mais soyons francs : quelles que soient les instances et le nom qu’elles prennent, qui empêche les organisations syndicales, depuis 1982, de faire des enquêtes sur la vie au travail ? Aujourd’hui, c’est vrai, les conditions sont plus compliquées. Mais syndicalement on ne peut pas baisser les bras et laisser croire aux salariés que tout est foutu.
Les reculs sur le compte pénibilité vous inquiètent-ils ?
Depuis longtemps, la bataille du compte pénibilité est vraiment acharnée. Les ordonnances ont changé la donne. Sur 10 critères d’exposition aux risques votés dans la loi de 2013, il y en a six qui ne bougent pas, trois qui sont désormais mesurés différemment, c’est à dire qu’on est davantage dans une logique de mesure de l’impact que de prévention, ce qui ne nous plaît pas. On veut négocier dans les branches pour qu’il y ait des accords de prévention. Le dernier risque sur l’exposition aux produits chimiques nous pose un vrai problème. Mais il faut qu’on se batte pour l’éviction de ces produits dans les entreprises. Dans les dix ans qui viennent, plus personne ne devrait être exposé à ce risque puisque les produits auront disparu. Ce serait ça le vrai progrès.
On a arraché ce compte pénibilité et on va continuer à tout faire pour qu’il s’améliore. Grâce à ce dispositif, 300 000 personnes exposées à des risques vont pouvoir partir plus tôt à la retraite dans les 10 ans qui viennent. Ce n’est pas négligeable. Alors, bien entendu, il y a eu des reculs. Les nouvelles règles du jeu ne nous conviennent pas. Mais je préfère considérer que nous ne partons pas de zéro. On s’est battu tout seul en 2013 pour obtenir ces avancées. Ça continue d’être une bataille idéologique menée avec un patronat ultra-rétrograde qui considère qu’on peut mesurer la productivité individuelle mais pas l’exposition à la pénibilité qui serait, elle, une usine à gaz.
Les fonctionnaires sont-ils les grands oubliés des réformes du gouvernement ?
Ce sont surtout les plus stigmatisés. Ils sont perçus comme un coût par Bercy, ce qui peut sembler logique lorsqu’on fonctionne avec des règles de calcul dans la tête. Mais ils souffrent aussi d’une mauvaise image dans la société. C’est pourquoi nous menons une campagne « je suis une richesse ». Les agents publics sont une richesse pour notre pays. On n’accepterait pas que nos gamins soient confiés à n’importe qui, ni d’être soignés à l’hôpital par des gens peu compétents. Or l’hôpital par exemple est en plein burn out. La souffrance y est extrêmement forte.
Nous avons signé un en 2015 avec FSU et l’Unsa un accord dans les fonctions publiques pour améliorer les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations (PPCR). D’autres n’ont pas voulu signer et comme nous étions juste en dessous des 50% de voix nécessaires, l’accord en est resté à l’état de protocole. Le gouvernement avait tout de même décidé de l’appliquer unilatéralement. Mais là, il nous dit que le PPCR ne s’appliquera pas en 2018. Il peut faire ce qu’il veut. Toute la force d’un accord signé avec des partenaires sociaux, c’est justement d’éviter ce genre de coupes budgétaires. Malgré cette difficulté, la CFDT veut l’application de PPCR en 2018. Je n’oublie pas non plus le gel du point d’indice et la réintroduction du jour de carence qui pénalisent et stigmatisent les agents.
Comment améliorer la situation des agents ?
Sur le dossier de la hausse de 1,7 % de la CSG et de la suppression de cotisations sociales pour les salariés, le gouvernement avait annoncé un gain de pouvoir d’achat pour tous les actifs. C’est vrai pour les salariés du privé, pour les indépendants mais pas pour les fonctionnaires. Cette hausse de la CSG sera compensée pour les fonctionnaires, parce qu’on s’est mobilisés.
Mais nous réclamons aussi une prise en charge de la complémentaire santé, une meilleure prise en compte de la pénibilité. Enfin, nous voulons une revalorisation des fonctionnaires, y compris dans le discours public. Pourquoi attendre des catastrophes et des attentats pour que le politique assume la richesse du service public ? Le 3 octobre, nous avons lancé une pétition, « l’appel des 10 000 » représentants du personnel dans les entreprises des secteurs privé et public, pour améliorer la situation de ceux qui y travaillent. Cet appel s’adresse aussi à l’employeur public.
Comment un syndicat réformiste gagne-t-il sa légitimité aujourd’hui ?
En France, le nombre d’adhésions syndicales reste trop modeste, mais nous avons gagné notre légitimité par le vote des salariés dans les entreprises. Et aujourd’hui certains partis politiques, qui ne font même pas payer leur adhésion, n’ont rien à envier aux syndicats. On gagne des adhérents en faisant du service, en accompagnant, en défendant les salariés. La CFDT va beaucoup se mobiliser sur la proximité des salariés et la syndicalisation. C’est le fruit d’un gros travail d’introspection que nous avons mené pendant 4 ans. Nous avons eu des débats, il y en a dans cette maison, et ce projet trouvera son aboutissement au Congrès de Rennes en juin prochain.
Je ne sais pas s’il y a une place pour le syndicalisme réformiste mais, en tout cas, il y en a une pour le syndicalisme utile et concret. D’autres attitudes syndicales, plus radicales, existent mais elles pourraient bien nous renvoyer sur les étagères de l’Histoire. Et beaucoup, y compris dans le monde politique, ont envie de nous y envoyer. Pour éviter de leur donner ce plaisir, il faut qu’on porte des idées orientées sur le progrès social et sociétal. On a réfléchi aux questions de famille, d’immigration et bien d’autres encore. Je le répète à l’envi, le syndicalisme est mortel. Mais nous aussi, on a pensé le monde d’aujourd’hui et de demain. Peut-être que c’est cela le défi que nous imposent les ordonnances. Elles ne nous satisfont pas, tant pis. Mais nous devons montrer qu’il y a des voies pour le syndicalisme de transformation sociale ;

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