mardi 16 avril 2019

A un mois et demi des élections européennes, Michel Barnier, le négociateur en chef de l'Union européenne sur le Brexit, n'élude aucun sujet dans un entretien exclusif pour Syndicalisme Hebdo et CFDT Magazine.

“En France, on ne parle d’Europe qu’au moment des élections ou lorsqu’il y a une crise. Cela ne suffit pas !”

Publié le 12/04/2019
Le Brexit et ses conséquences, mais également le socle européen des droits sociaux ou encore la montée des populismes en Europe.
A un mois et demi des élections européennes, Michel Barnier, le négociateur en chef de l'Union européenne sur le Brexit, n'élude aucun sujet dans un entretien exclusif pour Syndicalisme Hebdo et CFDT Magazine.
Comment résumer le Brexit ?
Le Brexit, c’est le départ pour la première fois d’un pays de l’Union européenne, mais c’est aussi la preuve que l’Europe n’est pas une prison, qu’on peut la quitter. Le Brexit est un évènement grave car il provoque une multitude de conséquences humaines, sociales, économiques, budgétaires, financières, techniques, juridiques. Évidemment, le Brexit n’est pas la fin de l’histoire entre ce grand pays qu’est le Royaume-Uni et l’Union européenne.
Comment résumer ce qui s’est passé ces dernières années, difficile à comprendre pour les non-spécialistes ?
Une fois que les Britanniques ont pris la décision de quitter l’Union, nous avons choisi de traiter avec eux les choses dans l’ordre. D’abord, prendre acte et organiser le divorce de manière ordonnée. C’est beaucoup mieux que de se quitter de manière brutale, ce que l’on appelle en anglais le « hard Brexit » ou le « no deal ». 
"En quittant l’Union européenne, les Britanniques quittent près de 700 accords.
Voilà pourquoi les problèmes sont innombrables."

Dans un premier traité de 600 pages, nous avons apporté, avec le gouvernement britannique, les réponses juridiques. Nous avons remis de la certitude là où le Brexit, comme toute séparation, crée de l’incertitude. C’est un document qui solde le passé. Les questions sont innombrables. Il y a par exemple 3,5 millions de citoyens européens qui vivent au Royaume-Uni et 1,5 million de citoyens britanniques qui vivent en Europe. Ces citoyens ont des droits, notamment en matière de protection sociale. Et c’est d’ailleurs quand on risque de les perdre que l’on mesure leur importance. Nous avons trouvé un accord pour sécuriser à vie ces droits acquis dans le passé et ceux qui seront acquis jusqu’à fin décembre 2020. Il y a eu aussi de longues négociations pour sécuriser le financement des budgets européens. En Europe, nous avons des budgets établis sur sept ans (2014-2020). Les Britanniques contribuent à hauteur de 12 à 14 % de l’ensemble. Donc, tout ce qu’on a discuté à 28 en début de cette période doit être financé à 28 jusqu’au bout. Nous parlons là de la politique agricole commune, du fonds social, des programmes de coopérations universitaires, du programme Erasmus…
En quittant l’Union européenne, les Britanniques quittent près de 700 accords internationaux. Les accords commerciaux, les accords de pêche, l’accord ciel unique… Voilà pourquoi les problèmes sont innombrables. Nous avons aussi trouvé des réponses à des problèmes territoriaux graves comme la question de l’Irlande où ce qui est en jeu c’est le maintien de la paix et de la stabilité sur l’île après un long conflit.
C’est ce document, approuvé par le gouvernement, qui est en discussion au Parlement britannique depuis maintenant quatre mois. Son adoption, c’est la condition pour ouvrir en confiance la deuxième grande étape qui sera bien plus importante et bien plus intéressante que le Brexit lui-même : la construction d’une nouvelle relation entre le Royaume-Uni et l’Union.
Europe drapeauDe nouvelles négociations vont donc avoir lieu même si les parlementaires britanniques adoptent ce traité ?
Le Royaume-Uni reste un grand pays, un voisin, un partenaire économique, un ami, un allié. Mais puisque les Britanniques quittent l’Union, nous détricotons quarante-quatre années de relations que nous devons retisser sur de nouvelles bases juridiques et financières. Cela fera l’objet d’une nouvelle négociation que nous sommes impatients de commencer. Voilà pourquoi nous attendons le vote du Parlement britannique sur cet accord de retrait, parce qu’il ouvre la voie à une deuxième négociation qui va durer entre vingt et un mois et quatre ans, le temps de la transition. Une période où ils ne seront plus dans l’Union, mais ils resteront dans le marché unique et l’Union douanière.
Le Brexit a révélé un divorce entre L’Union européenne et les classes populaires britanniques. C’est un phénomène que l’on retrouve également en France. Comment l’analysez-vous ?
C’est un point qui m’intéresse beaucoup comme citoyen et comme homme politique. Il y a les conséquences du Brexit que nous avons gérées dans cette négociation. Elles sont innombrables. Nous les avons abordées de manière objective, sérieuse et calme, en préservant l’unité des 27 et sans aucune agressivité à l’égard du Royaume-Uni car je n’ai jamais travaillé avec l’esprit de revanche. Mais c’est une négociation négative. Elle n’a aucune valeur ajoutée. C’est un accord « lose, lose ». Nous n’avons qu’essayé de limiter les conséquences et d’organiser le divorce.
"Il ne faut pas confondre ce sentiment populaire, souvent justifié, avec le populisme. Le populisme exploite le sentiment populaire."

À côté des conséquences, il y a des leçons du Brexit. Pourquoi 52 % des Britanniques, notamment dans des régions qui ont de grandes difficultés économiques, beaucoup de chômage, une industrie qui disparait, ont voté contre l’Europe ? Il y a des raisons spécifiquement britanniques. L’espoir ou la nostalgie de la « global Britain ». Il y a aussi des acteurs des marchés financiers, parfois des spéculateurs, qui n’aiment pas beaucoup les règles européennes. Mais il y a, en profondeur, une colère sociale et territoriale qui s’est exprimée et que l’on retrouve dans beaucoup de régions en Europe. On l’observe avec les gilets jaunes ou dans le vote pour les extrêmes dans beaucoup de régions en France, aux Pays-Bas, en Belgique ou en Italie. C’est un sentiment qui exprime la peur ou la réalité d’être exclu, d’être laissé pour compte, de ne pas être protégé, de ne pas avoir d’avenir...  Moi je recommande d’écouter, de comprendre et de répondre à cette colère par des politiques nouvelles au niveau européen, au niveau national, au niveau régional et au niveau local. Il ne faut pas confondre ce sentiment populaire, souvent justifié, avec le populisme. Le populisme exploite le sentiment populaire.
La décision des Anglais a déjà trois ans. On n’a pas le sentiment d’avoir eu cette réponse de l’Europe ?
Vous vous trompez. Il y a eu des premières réponses. Dans l’agenda social, on peut évoquer la directive détachement des travailleurs et dans l’agenda commercial, l’Europe a compris qu’elle devait être ouverte mais pas offerte, qu’elle devait être moins naïve dans ses relations extérieures. On peut également évoquer les investissements en matière de formation ou les 10 000 garde-côtes et garde-frontières supplémentaires. Il y a eu des inflexions et je pense qu’il faut aller plus loin.
Qu’attendez-vous du socle européen des droits sociaux ?
Au début, il y a un combat que mène la CFDT avec les autres forces syndicales européennes qui s’appelle le dialogue social.
"Le socle européen des droits sociaux, c’est la base et c’est l’une des dimensions fondamentales du marché commun."

Je pense, et ça a été ma ligne de conduite lorsque j’étais commissaire au marché intérieur, que la cohésion sociale est la clé de la compétitivité de la société et des entreprises. Et cette cohésion sociale ne tombe pas du ciel. Elle se bâtit dans chaque entreprise, dans chaque pays et au niveau européen par le dialogue social.
Le socle européen des droits sociaux, c’est la base et c’est l’une des dimensions fondamentales du marché commun. Le marché unique, ce n’est pas simplement un grand marché. En quittant le marché unique, les Britanniques ne quittent pas une zone de libre-échange. Ils quittent un écosystème de droits, de normes, de standards, de régulations communes pour les marchés financiers, de certifications communes pour les produits, de supervisions communes pour les banques et, au-dessus de tout, une juridiction commune – la Cour de justice –, qui protège et garantit l’ensemble. Les salariés et les consommateurs européens ont des droits.
Le pilier social est quand même faible par rapport au pilier économique ?
Je pense que ce pilier doit être consolidé dès l’instant où les gouvernements le veulent. S’il a été laissé de côté dans le passé ou s’il n’a pas été sur un pied d’égalité ou d’équilibre, c’est parce que les gouvernements ne l’ont pas voulu. Il y a eu un manque d’ambition dans ce domaine. C’est une leçon à tirer du Brexit. J’avais déjà tiré cette sonnette d’alarme en 2010 quand j’étais commissaire au marché intérieur en plein cœur de la crise financière.
"On a, au nom du libre-échange, de la mondialisation, dans les années 90, dérégulé à l’excès."

Nous devons retrouver les fondations de l’économie sociale de marché compétitive. Les quatre mots sont importants. C’était la base de la philosophie économique et sociale franco-allemande, partagée par les Néerlandais, les Belges, les Italiens et les Luxembourgeois. On l’a oublié. Bruxelles s’en est écarté pendant une trentaine d’années, soutenu par des gouvernements de droite et de gauche, y compris des gouvernements français. On a, au nom du libre-échange, de la mondialisation, de l’explosion du système bipolaire entre les Américains et les Soviétiques dans les années 90, dérégulé à l’excès. On a donné libre cours à un excès d’ultralibéralisme. On a laissé un certain nombre de banquiers faire ce qu’ils voulaient. Ils se sont crus tout permis, car on leur a tout permis. C’est ça qui a provoqué, systémiquement, la crise financière. Le libéralisme doit s’accompagner d’une éthique, d’une morale, d’un dialogue et d’une justice.
C’est une forme de remise en question ? Pensez-vous qu’elle soit partagée et que le pilier social va être renforcé ?
Europe VéloC’est un examen de conscience. Un retour sur l’une des erreurs de l’Union européenne et nous avons commencé à apporter des réponses. Pendant cinq ans, on a reconstruit l’architecture pour assurer cette régulation financière. Une quarantaine de lois ont été adoptées afin de remettre de la transparence, de l’éthique et de la morale là où cela avait disparu.
Le profil des dirigeants européens lors de la prochaine mandature sera largement dépendant des élections de mai. C’est pourquoi ces élections sont importantes. Mais oui, je pense, en prolongement des actions menées par la Commission Juncker, qu’il y aura un rééquilibrage au profit du socle social dans la prochaine mandature.
Quels sont les sujets sociaux qui pourront avancer ? Le salaire minimum ?
Il n’y a pas dans le traité la possibilité de réglementer sur les salaires. Et on ne va pas imposer des règles d’en haut. Mais le projet européen par sa nature même est un projet d’harmonisation et de rapprochement. C’est pourquoi le dialogue social a beaucoup d’importance. Je ne veux pas raconter d’histoires, je ne pense pas qu’on va aborder le salaire minimum depuis les institutions européennes au-delà de ce qui a déjà été fait. Un des outils en Europe en revanche pour avancer vers une harmonisation est la politique européenne de cohésion (les fonds structurels, ndlr) qui permet de lutter contre la fracture sociale et territoriale.
Et l’harmonisation fiscale ?
Le débat d’une harmonisation fiscale doit être poussé par la Commission, au moins en ce qui concerne la taxe sur les sociétés. Mais il faudrait pouvoir voter à la majorité qualifiée plutôt qu’à l’unanimité pour aboutir. Pour l’instant, c’est un dossier qui avance très, très lentement pour ne pas dire plus.
La montée du populisme risque également de devenir un sujet central ?
Le populisme se nourrit de la crise économique. La bonne réponse, ce n’est pas le protectionnisme, c’est d’investir ensemble : dans l’intelligence, dans la formation, dans la culture, dans l’innovation. Il y a des réponses européennes à apporter mais aussi nationales. Personne n’a obligé la France, ici à Bruxelles, à abandonner une partie de son industrie. L’Allemagne, la Suède ou l’Italie ne l’ont pas fait. L’Angleterre oui, la France en partie. Elle a voulu basculer son économie vers les services et c’était une erreur.
Le populisme exploite aussi la peur de perdre son identité. L’identité nationale n’est pas un gros mot. Il y a des traditions, des langues. Nous voulons une Europe unie, pas une Europe uniforme. Le général de Gaulle disait : « Il ne faut pas que l’Europe broie les peuples comme dans une purée de marrons. » Il avait raison. Nous ne sommes pas une nation européenne. Il n’y a pas un peuple européen. Il n’y a pas un État européen, même si certains en ont rêvé. Même si dans la construction européenne il y a des aspects fédéraux comme la monnaie, il faut préserver et respecter les différences. L’Europe ne doit pas créer un uniforme. Il faut que les peuples aient le sentiment que l’on respecte leur identité, leurs différences. C’est pour ça que c’est compliqué. L’Europe ne peut pas être simple, car si elle est simple elle est uniforme. En même temps, il faut expliquer que cela ne suffit plus d’être patriote dans le monde d’aujourd’hui. Il faut regarder le monde tel qu’il est, lucidement, les yeux ouverts. Il y a quatre pays européens dans le G8. Il y en a un qui y est éjecté tous les dix ans. Si on est seul, on est foutu, à 27 on reste à la table. On participe à l’ordre ou au désordre du monde. On exprime nos intérêts, nos valeurs, nos idées. Derrière cette réalité, il y a énormément d’enjeux sociaux.
Comment exprimer qu’en France, on a tant de mal à parler d’Europe ?
En France, on ne parle d’Europe qu’au moment des élections ou lorsqu’il y a une crise comme la vache folle. Cela ne suffit pas. Le pire pour l’Europe c’est le silence et parfois une certaine forme d’hypocrisie ou de facilité de la part des politiques qui consiste à dire que tout ce qui va mal, c’est la faute à Bruxelles et tout ce qui va bien, c’est grâce à eux. Ce n’est pas vrai, ni d’un côté ni de l’autre.  Il faut être juste.
"En France, on ne parle d’Europe qu’au moment des élections ou lorsqu’il y a une crise comme la vache folle. Cela ne suffit pas !"

Nous avons besoin de débats, de davantage de démocratie. Il faut ne pas avoir l’Europe honteuse. Que les hommes politiques français cessent de raser les murs en temps normal pour ne parler de l’Europe qu’au moment des élections. Cela ne suffit pas. On ne va pas corriger en quelques semaines quarante ans de silence en France. Je me permets de dire, c’est une sorte d’appel. Pour qu’il y ait une démocratie et un débat public européen, il faut que tout le monde s’y mette. Que les députés et sénateurs assument la part européenne de leur mission législative : 50 % des législations sont élaborées, non pas par les autres, mais par nous avec les autres.  En Allemagne, la chancelière parle de l’Europe dans ses discours. Elle explique. Ce n’est pas de la politique étrangère. Il faut également que les ONG, les collectivités territoriales, les syndicats, les églises prennent leur part au débat public sur l’Europe.  C’est ce silence en France qui nourrit les peurs et donne des arguments à la démagogie.

Propos recueillis par jcitron@cfdt.fr 

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