dimanche 10 novembre 2013

Dans un long entretien accordé à L'Opinion du 08 novembre 2013, Laurent Berger met en garde contre la crise des responsabilités dont le symbole est aujourd'hui le mouvement des "bonnets rouges".


“Nous sommes face à une crise des responsabilités”

PUBLIÉ LE 10/11/2013 À 11H00par L'Opinion
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Dans un long entretien accordé à L'Opinion du 08 novembre 2013, Laurent Berger met en garde contre la crise des responsabilités dont le symbole est aujourd'hui le mouvement des "bonnets rouges".
Les cas d’entreprises en difficulté se multiplient. Le climat social est-il en train de se dégrader rapidement ?
Il y a d’abord la réalité vécue, qui est très difficile pour de nombreux citoyens (le chômage, en particulier chez les jeunes, la situation précaire de beaucoup de salariés, la pauvreté qui progresse comme vient de le montrer le Secours catholique…), mais heureusement pas pour tous. Il y a ensuite le ressenti : cette situation crée des craintes, souvent sur le devenir collectif plutôt qu’individuel. Beaucoup de salariés s’interrogent sur le sens du travail. Et puis il y a la politique au sens large. Nous sommes face à une crise des responsabilités. Trop d’acteurs disent « ça ne va pas » mais rejettent la responsabilité sur le voisin et ont du mal à agir. Je n’aime d’ailleurs pas cette expression de « climat social », on dirait que chacun commente le temps qu’il fait comme s’il ne pouvait rien y changer.
Qui visez-vous, quand vous parlez d’une crise des responsabilités ?
Je parle des syndicats lorsqu’ils manifestent sans faire de propositions, sans se tourner vers l’avenir. Je parle du patronat qui ne met jamais en cause la responsabilité d’aucun chef d’entreprise, qui affirme que la fiscalité est responsable de tous les malheurs du pays et qui refuse de considérer que le dialogue social puisse être facteur de compétitivité. Je parle de l’opposition qui fait des commentaires à la petite semaine mais ne prépare pas grand-chose. Je parle du gouvernement qui non seulement ne fixe pas le cap mais sonne lui-même la charge contre le « ras-le-bol fiscal ». Chacun essaie de refiler le mistigri à son voisin et au final les citoyens se laissent berner par le populisme, comme on le voit en Bretagne ou avec la montée du FN.
Pourquoi parlez-vous d’instrumentalisation des salariés par le mouvement des « bonnets rouges » ?
La CFDT a manifesté dès le 23 mars pour alerter sur la situation de l’agroalimentaire breton. Depuis des années, nous prévenons qu’une partie de cette industrie va dans le mur en restant sur le créneau de produits à bas coûts, possible uniquement grâce aux subventions européennes dont tout le monde savait depuis dix ans qu’elles allaient être supprimés. Ceux-là mêmes qui se sont complu dans cette solution de facilité (tant que je gagne, je joue…), alors que d’autres investissaient pour monter en gamme, rejettent aujourd’hui la faute sur une écotaxe qui n’existe pas encore ! Ces patrons qui râlent contre les impôts vont supplier un ministre d’obtenir le retour des subventions. C’est quand même difficile pour nous d’envisager de défiler aux côtés des ces patrons de la grande distribution ou de coopératives agricoles qui n’ont pas voulu entendre pendant dix ans que l’industrie agroalimentaire allait devoir faire sa mutation. Et brûler un portique ne donnera pas davantage de travail aux salariés.
Les artisans s’affolent de voir des travailleurs européens « détachés » de plus en plus nombreux. Faut-il refermer les frontières ?
Non, mais il n’y a pas une rencontre où les salariés ne me parlent pas, eux aussi, de ce phénomène. La position de la CFDT est claire : à travail égal au même endroit, salaire égal, et cotisations sociales égales. Nous souhaitons la mise en place au sein de l’Inspection du travail d’un corps spécialisé sur ce thème, pour améliorer les contrôles. Il est urgent aussi de faire évoluer la directive, et de responsabiliser les donneurs d’ordre, qui dans de nombreux secteurs peuvent détecter les abus. Nous portons aussi le sujet au niveau d’un dialogue social européen auprès de nos homologues syndicaux.
Taxez-vous le gouvernement de passivité face aux plans sociaux ?
Pas partout – agir ne veut pas forcément dire faire du bruit ! Mais il doit avoir un rôle d’incitation, d’accompagnement sur chaque dossier. Par exemple sur Alcatel, il pourrait rappeler que le crédit impôt recherche fait qu’un ingénieur R&D coûte moins cher en France qu’aux Etats-Unis, et que le secteur des télécoms est stratégique. Un bon argument pour maintenir la recherche en France ! La loi de sécurisation de l’emploi, découlant de l’accord que la CFDT a signé, prévoit de faire homologuer les plans sociaux par l’administration. Si Alcatel refuse de remettre en cause la dureté de son plan de restructuration par la négociation, l’administration devra jouer tout son rôle.
Avez-vous des reproches précis à faire à Pierre Gattaz, le patron du Medef ?
Je ne m’en prends jamais personnellement à quelqu’un. Mais le patronat ne peut pas tomber dans une logique poujadiste et distribuer des cartons jaunes ou rouges. Cela dresse les uns contre les autres. Le discours qui s’en tient à la baisse des charges est dangereux, car il donne le sentiment que la compétitivité est seulement une question de coût du travail. C’est faux – et le Medef l’a dit avec nous, c’est ce qui a abouti au rapport Gallois. En outre, oui, il y a une fiscalité sur les entreprises et nous avons toujours été prêts à en débattre, mais s’est-elle forcément accrue par rapport aux ménages ? Je n’en suis pas sûr.
La CFDT déplore que la grande réforme fiscale promise par François Hollande ait été oubliée. Est-il encore possible de la lancer ?
Il est toujours temps, surtout quand la défiance contre l’impôt monte, et mon horizon de temps ne s’arrête pas à la fin du mandat de François Hollande. On doit déterminer ensemble qui doit payer, à quelle hauteur, avec quels objectifs.
Les Français ne sont-ils pas arrivés à un point de saturation ? N’est-il pas temps de baisser les dépenses ?
Le consentement à l’impôt est crucial, il faut donc expliquer à quoi il sert. Je suis prêt à en débattre mais je crois que notre société a besoin de solidarité, de sécurité, d’infrastructures pour l’avenir, d’écoles, d’hôpitaux…
Vous réclamez un cap, quel est celui dont vous rêvez ?
Chaque génération aspire au progrès : quel est le sens que nous voulons donner à cette idée aujourd’hui ? Est-ce seulement de baisser les dépenses ? Non, nous devons investir dans la qualité. Quel emploi veut-on pour demain ? Le gouvernement travaille sur la France dans dix ans… Ces travaux doivent servir pour construire les filières d’avenir, dans l’industrie, le numérique ou la santé, avec des emplois de qualité. Aujourd’hui, les Français n’entendent que le discours de l’effort. Le président de la République ne leur fixe pas ce cap. Si on ne leur dit pas vers quoi on veut aller, il n’y a pas d’espoir ni d’adhésion possibles. Et c’est là-dessus que le populisme fait son nid, que la démocratie s’affaiblit.
Propos recueillis par Fanny Guinochet et Olivier Auguste

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