lundi 30 décembre 2013

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"Une forme d'appropriation de MP2013 a eu lieu, même à travers la contestation"

Sylvia Girel, chercheuse en sociologie et maître de conférences à l'Université d'Aix-Marseille et au Laboratoire méditerranéen de sociologie) coordonne et dirige un programme de recherche collectif et des enquêtes de terrain sur les publics et les pratiques culturelles à Marseille au cours de l’année 2013. Le collectif est composé d’une vingtaine de jeunes chercheur-se-s et médiateurs-trices. Elle nous répond par écrit, dans une interview que nous vous livrons.
Sylvia Girel, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de Sociologie (LAMES)
Sylvia Girel, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de Sociologie (LAMES)
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Marsactu : Peut-on considérer que les citoyens du territoire de la capitale culturelle se sont globalement approprié la programmation ?
Sylvia Girel : C’est dès le dossier de candidature que la participation des citoyens figure parmi les objectifs de MP 2013 et cela aura été un leitmotiv tout au long de la préparation et de l’année capitale. A l’issue de l’année oui, on peut dire globalement que nombreux sont les citoyens du territoire qui ont participé, et ont adhéré à la programmation. Les chiffres de fréquentation parlent d’eux-mêmes, notamment pour certains événements dans l’espace public et en extérieur (week-end d’ouverture, Champ harmonique, Entre Flamme et flots,Transhumance), pour certaines formes de création (le cirque, les arts de la rue), ou certains lieux (Mucem, J1) pour ne prendre que quelques exemples. Mais il y a aussi eu des bémols, avec des fréquentations moindres que celles attendues. Et je dirai surtout que les publics n’ont pas toujours été là où on les attendait, qu’ils n’ont pas toujours été publics comme on l’entendait. Il y a une disparité selon les moments et territoires, selon les événements. Sur le terrain, nos premiers résultats d’enquêtes montrent des points de vue très contrastés, avec des expositions et des lieux plus marquants que d’autres, que l’on aime parfois pour les mêmes raisons qu’on va les critiquer. Dans les entretiens que nous avons réalisés, c’est le cas par exemple de la Villa Méditerranée, du Bazar du Genre au Mucem, de certains rendez-vous de La Folle histoire des arts de la rue… Il faut aussi dire que des publics sont restés assez peu concernés, pour lesquels l’année capitale a été quelque chose de flou, est resté éloignée de leur quotidien (dans les quartiers Nord notamment, sur les territoires ruraux, dans certaines villes). Les citoyens ont montré des attitudes très différentes qui se déclinent de l’adhésion spontanée et enthousiaste jusqu’à des résistances ou des rejets très marqués selon la programmation et les projets. Ces attitudes signalent toutes une forme d’appropriation quand bien même celle-ci passe par la contestation.
Quels ont été les publics de Marseille-Provence 2013 ?
Je précise que dans notre collectif de recherche, c’est dans le sens large que nous nous intéressons à la question du(des) public(s), il ne s’agit pas seulement d’observer les "des spectateurs, des visiteurs" mais de considérer les citadins, les artistes, les acteurs culturels, les politiques, les détracteurs, etc., aussi comme des publics. Si l’on prend l’ensemble des lieux et des événements de l’année 2013, on retrouve toutes les catégories de publics analysées par les sociologues : les publics des habitués, ceux qui fréquentent habituellement les lieux de diffusion des arts et de la culture et qui ont trouvé grâce à l’année capitale une offre démultipliée ; des publics que l’on qualifie d’"univores1", ils sont amateurs d’une forme de création en particulier par exemple les Feux d’artifice et ont suivi tous les épisodes des Révélations du Groupe F. On retrouve également des publics spécifiques, scolaires, touristes, comités d’entreprise, etc. qui viennent chacun avec des motifs et attentes différentes ; des publics inattendus, qui ont découvert et se sont convertis à certaines formes de création, on pourra citer des bénévoles de MP 2013 pour les arts de la rue ou l’art contemporain, des familles découvrant la diversité du cirque actuel. Il y aussi eu des publics résistants ou réfractaires ; des indifférents, etc. Il serait difficile de tous les citer car
la diversité des publics est à l’image de la diversité de la programmation, des lieux et des propositions.
Il faudra le détail des chiffres de fréquentation et des indicateurs sociodémographiques, analyser nos matériaux pour répondre précisément à cette question.
On peut toutefois relever que le public de proximité a été bien présent et notamment sur les premiers mois (le public lié au tourisme, extérieur est venu plus tard, résultat confirmé par les chiffres du tourisme). Il y a eu aussi les publics déjà constitués à Marseille : celui composé des artistes et acteurs culturels particulièrement important ici, ceux forts pratiquants de certains domaines de création, comme l’offre théâtrale ou musicale, ou encore l’art contemporain. Mais, pour une grande part les publics ont été disparates et dispersés, selon l’offre et les projets. Il me semble, qu’à part dans l’espace public et certains lieux comme le MuCEM, la Friche et le J1, où l’on a vu tous les type de publics se croiser, les publics se sont répartis d’une manière assez "classique" par rapport à l’offre et en fonction de leurs pratiques habituelles. Ce qui peut-être a été spécifique à Marseille c’est la présence et l’intensification des pratiques culturelles d’un public de curieux, qui a découvert la diversité de l’offre culturelle à Marseille avec MP 2013.
Plus précisément, quels ont été les publics résistants/ indifférents / attendus / méconnus ?
Tous les observateurs de l’année capitale le disent et nos enquêtes le confirment,
il y une transformation positive de l’image de la ville et des représentations qu’en ont les Marseillais eux-mêmes.
Ce qu’ils pensent, transmettent et diffusent de leur ville a changé. L’année capitale, les lieux qui ont été inaugurés, ce qui s’est dit, la médiatisation ont permis cette transformation, il y avait concrètement des "choses" sur lesquelles s’appuyer pour le faire. C’est ce que je veux dire quand je dis plus haut qu’ils n’ont pas toujours été publics comme on l’entendait. En effet, toute une part du public a été public de "l’événement capitale", public d’une ville en mutation dont on voulait participer à la transformation, plus que public d’une programmation artistique et culturelle. D’où la forte affluence dans l’espace public, un espace partagé et où les publics se sentent plus à l’aise que dans des lieux des mondes de l’art. Il y a eu des choses spectaculaires ou qui ont mobilisé des milliers de personnes, il y a aussi des publics plus ponctuels et fugaces, "intermittents" qui ont émergé et qui signalent des transformations plus profondes mais plus diffuses, plus difficile à mesurer.
Des publics méconnus ont émergé au fil d’actions plus modestes moins médiatiques et médiatisées mais qui sont significatives à Marseille. C'est le cas des jeunes notamment ou encore les bénévoles de MP 2013, un public-médiateur très composite sur lequel nous travaillons et qui regroupe toutes les catégories d’âges et de milieux sociaux, qui a joué un rôle de médiateurs et de relais auprès d’autres publics. Ce qui s’est passé autour de certains quartiers créatifs, à la Ciotat avec Martine Derain ou Arles avec les Pas perdus, avec le Merlan dans des projets de proximité, des projets qui ont créés des liens entre des habitants et des artistes, monde de la vie quotidienne et monde de l’art, mais dont les effets ne se mesurent pas quantitativement.
Il y aussi des vraies résistances qui pour certaines ont été médiatisées, pour d’autres sont restées confidentielles. On a évoqué les "Jardins possibles", un des projets de quartiers créatifs au Grand Saint-Barthélemy. Les raisons de l’échec sont multiples mais tiennent pour une part aux paradoxes de la participation citoyenne revendiquée aujourd’hui dans de nombreux projets artistiques et culturels. On vient interpeller et inciter des individus à participer à un projet, ce qui appelle une réponse, une réaction de leur part, et celles qu’ils donnent n’est pas celle que l’on aurait souhaité, celle que l’on attendait.
Du côté des publics (habitants et associations locales) il y a bien une forme d’appropriation et un intérêt mais qui se traduit par la mise en échec du projet.
D’autres exemples d’échecs sont passés inaperçus, c’est le cas du retrait de l’œuvre de Fernando Sanchez Castillo, Spitting Leaders, exposée au parc Borély dans le cadre de l’exposition du Mac, Le Pont. Ce qui est intéressant à voir tout au long de l’année, c’est la pluralité au sein même d’une catégorie de public.
Si l’on prend les publics résistants, réfractaires, il y a eu ceux réfractaires à l’art contemporain. Certains projets ont fait les frais de la contestation entre autre à Aix en Provence avec L’art à l’endroit, au centre de le Vieille Charité avec les Archipels réinventés (et particulièrement les œuvres dans la chapelle). Également ceux impertinents qui avec le Off ont pris le contrepied de la programmation officielle ; il y a eu des publics collectifs (association de quartier, Ciq) dont la contestation a mis en échec des projets. Il y a aussi des habitants du Panier qui voient leur quartier se transformer et restent en retrait. On pourrait encore citer Marseille en guerre, des artistes (Iam, Keny Arkana, les têtes de l’art, etc.), des militants pour la défense de différentes cause, etc.
L'association MP 2013 a-t-elle privilégié un certain type de public et des territoires en particulier au détriment d'autres territoires, ruraux par exemple ? En d'autres termes, y a-t-il eu des publics oubliés sur le territoire de MP 2013 ?
Oui forcément, il est difficile d’investir un territoire aussi vaste et il est difficile de concilier des enjeux politiques, sociaux et culturels divergents (la situation d’Arles, d’Aix en Provence, de Vitrolles et de Marseille sont bien différentes) et il a fallu aussi concilier l’existant et ce qui relève de l’événement à proprement parler. Il faudrait développer mais on voit bien toutes les difficultés à atteindre des publics sur des territoires si différents au travers des débats actuels sur la métropole. Parmi les publics "oubliés" il y a quand même ceux en situation de handicap. A part certains lieux qui ont fait un vrai travail, ces derniers n’ont pas été très présents. Il me semble aussi que le public "jeune" de formes de création comme rap, street art, a été assez absent, sauf quand des visites étaient "encadrées" dans le cadre scolaire par exemple.
Plus largement, peut-on considérer que l'année capitale de la culture a permis une démocratisation de la culture ?
Oui d’un certain coté, particulièrement avec des lieux comme le J1 et ce qui s’est passé dans l’espace public, il y a là une réelle démocratisation ; mais attention il ne faut pas confondre la présence nombreuse et partagée face à des événements culturels à un moment donné (où l’on vient pour la dimension événementielle, festive plus que pour les qualités artistiques) avec une démocratisation et une égalisation de l’accès dans les lieux de diffusion des mondes de l’art. Il y a aussi toute une démocratisation "informelle" très riche à Marseille et qui passe par différents réseaux (et notamment animateurs sociaux, projets de quartier avec des artistes…).
Les publics qui se sont constitués autour de MP 2013 ont contribué à construire et à relayer une représentation de "Marseille en capitale culturelle" de façon à la fois concrète (par leur fréquentation) et symbolique (par leur discours, représentations), avec une volonté de créer du "bien commun" autour d’une image valorisante et valorisée de la ville. Je dirai que MP 2013 a montré que c’est bien par la culture que la ville peut rayonner. Il y a une vraie attente des citoyens que l’on voit dans les entretiens avec les publics, la distribution de la fréquentation, les différentes formes de contestation… Mais avant 2013 nombre d’événements et manifestations existaient et avaient déjà leurs publics, l’effet capitale se joue ici en termes de médiatisation, de visibilité et de reconnaissance d’une scène artistique déjà bien constituée (notamment pour l’art contemporain, la musique, le théâtre, les festivals).
D’autres effets se conjuguent, par concordance de calendrier avec l’année capitale : la requalification urbaine et l’émergence du J4 comme "territoire à vocation culturelle"2(avec des équipements nouveaux comme le MuCEM, le FRAC), les rénovations d’un patrimoine local (Fort Saint-Jean, Borely), etc. Ce sont autant d’éléments qui jouent en faveur de la ville et ont amené les citoyens à "faire public" autour de l’événement MP 2013 parce que c’est une manière de prendre part à ce mouvement de transformation de la ville. Augustin Girard disait "La culture d’aujourd’hui est plurielle, et le problème de l’action culturelle publique est de transformer ce pluralisme en valeur collective"3 ce qui caractérise aujourd’hui Marseille.
Grâce à l’année capitale le contexte est pour la première fois aussi favorable.
Mais pour un effet durable il faut que tout cela se conjugue avec une politique culturelle ambitieuse, structurée à l’échelle de la ville, qui joue sur le rayonnement international bien sûr mais aussi sur un ancrage territorial marqué s’appuyant sur les ressources, artistes et acteurs impliqués localement et depuis longtemps. Le risque sinon est de voir se superposer des scènes artistiques (celle d’avant 2013 et celle qui a émergé) et de laisser à distance des publics de proximité.
2 En témoigne la mobilisation récente autour du J1 et de l’esplanade du J4 et en réaction à la proposition d’installer ici un Casino.
3 Source : L'invention de la prospective culturelle. Textes choisis d'Augustin Girard, 2010-1, janvier 2010
Par Elodie Crézé, le 30 décembre 2013

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